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Le Typhon ne connaît ni l’espace ni le temps. Il existe en dehors de toute pensée dans une absence de forme condensée, plus petit que le plus petit point imaginable. Pour le décrire, comme pour décrire les Muses et Brahma, il est plus facile d’user de négations : il n’est pas ceci ni cela…
Cependant, simplifions les choses en nous servant de mots humains, attribuons-lui des motivations, des activités et des émotions familières aux hommes. Bien qu’incorrectes, elles sont plus faciles à comprendre.
Lorsque le Typhon découvrit notre cosmos vieillissant, il perçut un genre de vide… une possibilité. Le vieux cosmos avait de piètres défenses. Ses observateurs étaient nombreux, mais disséminés aux quatre coins d’une géométrie immense et fine, usée par des éons de décadence. Comme un grand arbre qui tombe dans une forêt et continue à vivoter jusqu’à ce que sa sève se tarisse, le cœur du cosmos commençait à tomber en miettes.
Le Typhon était jeune, comme tout ce qui n’était pas soumis aux effets du temps qui passe, et rien ne l’avait encore mis à l’épreuve. De fait, même le plus petit, le plus dénué de forme des aspirants dirigeants de l’univers devait faire la démonstration de sa qualité. C’était sa chance de prendre racine, telle une graine tombée sur une souche pourrissante. Il s’élèverait au-dessus du royaume mourant et pousserait – pousserait –, jusqu’à atteindre une certaine noblesse.
Jusqu’à devenir divin.
Il ne s’attendait pas à rencontrer une quelconque résistance. C’était sa faille. Il était incapable d’intégrer et de se servir de la confrontation et de la défiance, des aptitudes nécessaires à tout dieu. La résistance de la création – l’existence d’une volonté débridée – engendre l’amour.
Mais pas pour le Typhon. Il s’évertua à mettre un terme – avec terreur et horreur – à toutes les choses qui avaient des vues différentes de la sienne.
Puis il apprit à s’en amuser.
Il aima vraiment haïr , et rien ne put l’arrêter… pendant des billions et des billions d’années.
Il avait trouvé sa qualité.
À présent, les conclusions arrivent, les conséquences tombent dans toutes les dimensions possibles. Il n’est plus un jeune dieu ou un point infinitésimal, partout et nulle part à la fois. Il a acquis une limite, une substantialité non désirée, condensée à partir du néant, du monobloc à la base de toute création, qui surgit d’une minuscule quantité de mousse virtuelle, dans le plus petit volume de vide imaginable.
Le Typhon gagne en dimension et en forme : il est boursouflé, il s’étale. Dans sa passion affreuse et inutile pour la déconstruction et la destruction, il finit par perdre de vue ce qui passait pour ses objectifs.
Le cosmos étiré à l’extrême. Ce tronc couché et pourri dans lequel ont pris de jeunes racines s’est détérioré au point d’être devenu un piège. Les lames de la sphère armillaire de Brahma. Un endroit pas très fréquentable pour un dieu indiscipliné et vaniteux.
Tout ce que le Typhon peut faire, c’est s’agiter dans sa prison tournoyante, utiliser ce qui lui reste de force pour causer davantage de souffrances et s’arranger pour que la fin ne soit pas heureuse. Il a tout contaminé à rebours, allant jusqu’à pervertir la création, créant des boucles de douleur aveugle. Il accule notre cosmos, le pousse vers une fin horrible, dissout le temps et l’espace… dévore et corrompt tout ce que nous avons connu.
Nous pouvons uniquement spéculer sur ce qui serait arrivé au Typhon dans des circonstances plus heureuses. Peut-être devrions-nous faire preuve de davantage de compassion ? D’ailleurs, n’avons-nous pas tous déjà senti son contact corrupteur ?
Le mal venu du futur et non du passé.
Le péché final.
Mais qui sommes-nous pour spéculer ? Qui sommes-nous pour prendre en pitié un dieu raté ?
Non.
Trêve de pitié. Trêve de compassion.
Le Typhon – autrefois dénué de pensée et de viscères, de conscience et de bons sentiments – se rend compte que sa carcasse bouffie est désormais capable de sentir et de ressentir . Et ce qu’il ressent c’est une certaine appréhension : de la peur, même. Le temps où il était plus puissant que ceux qu’il écrasait est révolu.
Il est devenu une petite chose gris brun au centre du dernier vestige de l’univers, un avorton métaphysique, pitoyable, en dépit de sa grande histoire. Bientôt, il n’y aura plus d’Histoire. Plus aucune trace de son travail, de ses réussites.
Ce qu’il avait tenté de stopper par tous les moyens continue à avancer. Même les outils qu’il a élaborés depuis une éternité se retournent contre lui. Il sent les deux derniers fils qui tournoient, s’entortillent, essaient de s’annuler, combinent leurs forces pour le combattre.
L’un des deux finit par se dissoudre.
Le Typhon fait alors l’expérience d’une émotion inédite.
C’est terrifiant, horrible, mais il se surprend à espérer .
Un seul destin survivra, situation malsaine pour n’importe quel cosmos.
Le Typhon sombrera peut-être dans le néant véritable, mais il aura au moins la satisfaction d’entraîner les derniers observateurs dans son sillage… d’aveugler une fois pour toutes ces yeux monstrueux.
Plus de souvenirs.
Plus d’histoires.
Plus rien.