93
Ginny se mêla aux vagues de marcheurs hantés et s’engouffra dans la vallée. Elle les observait avec pitié et émerveillement. Ils semblaient à peine solides et encore moins vivants, avec leurs armures en lambeaux, leurs pieds abîmés, maculés d’un sang séché depuis longtemps. Simples cadavres animés, ils se parlaient néanmoins avec des voix idiotes et fluettes, triomphantes et enthousiastes, quoique rauques de fatigue.
Pour eux, elle n’était qu’un courant d’air, une volute de vapeur. Un ou deux d’entre eux s’arrêtèrent cependant pour la regarder passer en clignant des yeux… des yeux pâles et faibles. Elle avait du mal à distinguer leurs paroles, mais un peu de Tiadba revint en elle, et elle reconnut la langue des créatures de ses rêves. Elle ne comprit pas grand-chose, excepté qu’ils étaient heureux, qu’ils étaient persuadés d’arriver au terme d’un long voyage. Pendant un temps, entourée de leurs silhouettes innombrables, elle se demanda s’ils n’avaient pas raison. Peut-être l’édifice vert foncé qui se dressait dans cette cuvette était-il l’endroit où ils devaient tous se rendre.
Le voyage avait été difficile, et les marcheurs étaient épuisés. Toutefois, dans ses rêves, Tiadba n’avait jamais entendu parler de milliers de créatures marchant de concert. Comment auraient-ils pu arriver tous en même temps au bord de cette vallée ?
Un des marcheurs, une créature femelle – non pas Tiadba, autrement, Ginny aurait reconnu la connexion –, essayait de l’examiner de plus près. Elle avait le visage large, de grands yeux, un nez court et simiesque couvert d’une fourrure délicate maculée de croûtes et clairsemée à présent.
— Il y a quelque chose, là. Est-ce un monstre ? demanda un autre.
— Je n’en suis pas sûre, répondit la femelle. Mon armure refuse de me parler.
— Nos armures sont mortes. Nous sommes morts.
— Tais-toi ! Cette chose, si elle existe réellement, est aussi grosse qu’un Grand.
— C’est un monstre. Ne t’en approche pas.
La femelle tendit le bras et essaya de toucher l’apparition.
— Êtes-vous un monstre ? demanda-t-elle.
Ginny n’osa pas répondre. Quel effet leur ferait le son de sa voix ? Comme si elle était plus réelle que ce paysage flanqué de montagnes et de statues… D’ailleurs, pourquoi n’était-elle pas capable de voir et de comprendre ces dernières ? Géantes, déformées, immobiles… elles pouvaient aussi bien être mortes. C’était tout ce dont elle pouvait être certaine.
Un nombre substantiel de marcheurs – quelques dizaines – avait ralenti et calqué son rythme sur celui de la femelle qui la regardait fixement.
— Est-ce toujours là ? voulurent savoir plusieurs d’entre eux.
— Vous ! cria la femelle en tentant de nouveau de la toucher. Sa main meurtrie et brisée fut doucement repoussée par la bulle de Ginny.
Soudain, un arc jaillit de Ginny et dessina un anneau bleu pâle entre elles, avant de vaciller et de disparaître.
De l’intrication. Elles partageaient un peu de matière ; une part de leur étoffe constitutive leur était commune. Une part infime.
Ginny détourna les yeux, clignant des paupières pour chasser ses larmes, et se concentra sur le chemin cabossé et caillouteux. Elle ne pouvait rien pour eux, et ils lui faisaient peur. Elle ne voulait pas finir comme eux, et elle savait qu’un destin encore pire attendait Tiadba.
— Vous !
La femelle marmonna quelque chose à ses compagnons de route, qui formèrent aussitôt un cordon autour de Ginny. Impossible de passer. Elle essaya, mais fut repoussée. Elle ne pouvait ni sauter, ni fermer les yeux et continuer son chemin, ni faire aucune des choses auxquelles elle était habituée. Elle était confinée dans leur cercle.
— Qu’est-ce que c’est ? Je le vois à peine.
— C’est un Grand.
— Un autre Pahtun ?
— Non… ne brisez pas le cercle ! s’écria la femelle. Gardons-le là jusqu’à ce que nous soyons certains de sa nature.
— Nous devrions avancer.
— Vous ne vous rappelez donc pas ? demanda la femelle. Nous passons notre temps à essayer de traverser cette vallée et d’entrer dans la cité. Nous échouons et nous recommençons tout le temps.
— Moi, je ne me rappelle pas. On y est presque ! C’est magnifique, lumineux et si proche… regardez ! Nous avons traversé le Chaos. Nous allons réussir…
Ginny se ressaisit et étudia leurs visages blêmes et écaillés. Certaines des silhouettes étaient à peine plus que de minces volutes suspendues au-dessus de la surface dentelée et sèche. Qui était réel dans cette compagnie, et était-ce vraiment important ?
En fin de compte, elle décida d’essayer sa voix :
— Je vous comprends. Je sais ce que vous pensez.
Ces mots les stupéfièrent. Ils eurent un mouvement de recul, qui élargit le cercle dans lequel Ginny était enfermée. La jeune femme ignorait dans quelle langue elle avait parlé.
Elle leva les yeux vers la structure verte… la cité. Elle paraissait plus proche et beaucoup plus grande, mais quelque chose dans ses contours, dans ses limites… Il aurait pu s’agir d’une haute montagne vue à travers un voile de fumée en perpétuel mouvement, joueur. Un voile farceur, jaloux, déçu et furieux.
Un voile tortionnaire.
— Cela parle. Je l’entends, murmurèrent plusieurs personnages.
Ils se rapprochèrent tous et tendirent la main pour toucher sa bulle. Plusieurs arcs décrivirent des ellipses bleues entre eux, s’enroulèrent autour de leurs mains et de leurs bras, se retirèrent en dessinant des boucles et disparurent.
Les marcheurs s’écartèrent, plus pâles et moins définis, comme si cette interaction avait puisé dans leur force vitale.
— Qu’êtes-vous donc ? demanda la femelle. D’où venez-vous ?
Ses yeux las et couverts de cataracte se tournèrent dans un sens puis dans l’autre. Elle ne voyait plus Ginny, ne distinguait plus rien clairement.
— Dites-nous que nous sommes sur la bonne voie, reprit-elle. Dites-nous que nous savons où nous allons.
Avant que Ginny ait eu le temps de répondre, une vague de ténèbres granuleuses jaillit de la base de la cité. Les marcheurs sursautèrent, se voûtèrent… puis tombèrent à genoux et s’accrochèrent au sol irrégulier. Pour la énième fois. L’événement était récurrent comme une livraison de flammes neuves et vigoureuses à des damnés.
La vague se propagea et souleva tout, décollant même le sol. Ginny ferma les yeux et chevaucha la vague à l’intérieur de sa bulle.
Les ténèbres la secouèrent, mirent le ciel sens dessus dessous, puis s’en furent.
Elle retomba sur une mousse sombre et collante.
Celle-ci fut aspirée par la terre noire avec force sifflements.
Après une attente interminable, le sol redevint stable. Ginny se releva et regarda autour d’elle.
Les marcheurs n’étaient plus là. Sur le seuil de ce qu’ils avaient pris pour leur salut, en vue de l’endroit qu’ils avaient été entraînés à atteindre – mission pour laquelle on les avait créés –, ils avaient été arrachés à la terre, repoussés. Trompés. La vallée était un lieu de tentation perpétuelle et de déception.
— Pour eux, un piège, la mauvaise cité, dit Ginny.
La jeune femme mit sa main en visière au-dessus de ses yeux pour se protéger de l’arc de feu qui se levait dans le ciel. L’édifice vert se trouvait là où elle devait aller. La pierre tirait dans sa direction. Ce fouillis trompeur de murs et de formes, surveillé par des légions de géants endormis…
Si Tiadba n’était pas déjà à l’intérieur, elle ne tarderait peut-être pas à arriver. Que puis-je faire pour aider ? Cela ne peut être vrai. Mon cauchemar m’a aspirée.
La main de Ginny n’avait jamais rompu le contact avec la pierre, dont la traction n’avait jamais faibli ni vacillé… jusqu’à maintenant. Elle la tirait sur le côté, dans une direction différente de celle prise par les marcheurs – vers la vallée –, peut-être pour contourner le bol et l’approcher d’un autre angle.
La jeune femme n’osa pas se retourner. Les marcheurs seraient de nouveau alignés sur la crête, leurs souvenirs ramenés en arrière dans un cercle vicieux. Ils auraient le regard rivé sur la vallée… un regard soulagé, victorieux. Et la horde décrépite se ruerait sur elle…
Elle ne pouvait rien pour eux. Pas ici, ni maintenant. Si elle était trop effrayée pour bouger, la femelle répéterait la même scène, prononcerait exactement les mêmes mots.
Ginny continua seule, se rapprochant des géants de pierre, qui la regardaient du sommet des montagnes environnantes, enfermés dans un silence perpétuel. Ils ne fermaient jamais les yeux, mais ne voyaient rien.