L’entrepôt vert
Aux quatre coins de l’entrepôt, les dames du club de lecture installaient leur lit de camp et se préparaient pour la nuit… qui n’en serait pas vraiment une. Il faisait bel et bien noir, et Ginny voyait briller deux étoiles dans le ciel, mais il s’agissait toujours des deux mêmes étoiles. La Terre avait cessé de tourner. Le soleil et la lune n’avaient pas changé de position dans le ciel.
Dans sa chambre de fortune constituée de boîtes et de caisses empilées, Ginny déroula à contrecœur sa couverture sur son lit et s’assit, épuisée, prête à s’endormir. Sauf qu’elle savait ce qui arriverait si elle s’allongeait et fermait les yeux. Elle appréhendait cet épisode de son rêve : la séparation (Jack était endormi à quelques mètres de là, elle l’entendait qui ronflait doucement), le voyage à travers le… Elle ne savait plus à travers quoi. De grands murs gris et un sol couvert de poussière.
Si seulement je pouvais tout remettre dans l’ordre !
Minimus apparut entre deux caisses et sauta sur le lit. Ginny le laissa prendre place sur ses genoux, où il ronronna de plaisir, la regardant fixement avec un intérêt royal typiquement félin : le regard distant, alerte, à peine curieux.
Avec Minimus, elle se sentit davantage en sécurité, mais le chat ne pouvait pas l’accompagner dans les ténèbres que dissimulaient ses paupières… le monde non désiré qui venait de s’ouvrir tout près de là.
Elle n’eut plus la force de rester éveillée. Elle entendit le chat sauter par terre, mais n’y prêta aucune attention. Elle était tellement fatiguée de chercher à comprendre et à reprendre le contrôle de sa vie.
Ainsi, pendant quelques instants non comptabilisés – un bref interlude dans une tranche de monde dépouillée de temps réel –, elle s’abandonna, céda. Elle laissa l’existence dépourvue de chronologie qu’elle craignait tant déferler sur elle, la remplir. Elle devrait se sacrifier et souffrir chaque fois qu’elle fermerait les yeux – qu’elle aurait besoin de dormir ou de se reposer –, jusqu’à ce que ses deux vies soient réconciliées.
Oui, oui… j’ai déjà rêvé ces choses. Je veux voir la suite !
Emmène-moi dans le Chaos. Envoie-moi dans la Fausse Cité. Abandonne-moi… Qu’on en finisse !
Les femmes se réunirent autour du poêle. Aucune n’avait réussi à s’endormir.
— Combien de temps avons-nous devant nous ? demanda Agazutta à Bidewell.
Elle avait recouvré sa dignité, mais avait toujours les yeux cernés et les cheveux roux en désordre.
Bidewell leur servit à toutes une tasse de camomille.
Miriam arriva la dernière, après avoir vérifié que Jack et Ginny dormaient bien et que – murmura-t-elle à Ellen – Daniel et Glaucous étaient dans leur placard.
Bidewell attendit que tout le monde soit installé avant de répondre. Ils s’assirent sur les vieilles chaises en bois, sauf Agazutta, qui préféra rester debout, et Farrah, affalée dans un fauteuil rembourré, languissante, quoique beaucoup plus nerveuse que d’habitude. Elle sursautait au moindre bruit et agrippait les accoudoirs.
— Très peu, finit par dire Bidewell. Je n’en ai pas encore parlé aux enfants. À partir de maintenant, la situation va s’aggraver très vite. J’ai beaucoup apprécié votre compagnie.
— En revanche, vous n’avez pas eu confiance dans notre jugement, rétorqua Farrah en reniflant. Laisser ces fumiers entrer chez vous… Pourquoi ?
Bidewell se perdit dans la contemplation des poutres du plafond et secoua la tête.
— Les pierres ont choisi pour nous.
— Comment avez-vous connu Glaucous ? demanda Agazutta.
— J’aurais dû prévoir sa venue, à celui-là, lâcha Bidewell avec une grimace de dégoût.
— Pourquoi l’avoir laissé entrer, si c’est un chasseur ?
— Aucune des réponses que je pourrais vous donner ne vous satisferait. Disons simplement que les messagers choisissent leurs compagnons.
— Ou plutôt les créent, non ? proposa Ellen en se caressant les joues et le menton.
Un craquement soudain, derrière les murs de l’entrepôt, les fit tous sursauter.
— Qui peut le dire ? répondit Agazutta d’un ton las.
Bidewell baissa les yeux. Les femmes constatèrent avec effarement que des larmes coulaient sur sa peau usée et craquelée.
— Je n’en sais pas plus. Dans le choix des bergers, confirmé par Mnémosyne, le texte est primordial, central. Les messagers ont parcouru toutes les lignes-mondes, toutes les avenues possibles, même les plus improbables. Maintenant, ils sont arrivés, ils ont accompli leur mission. Ils ont attiré notre attention… De leurs entrailles insondables sont sortis des gardiens. Je parle aussi de Daniel, même si je ne suis sûr de rien à son sujet.
— Un faux gardien, peut-être, dit Miriam.
— Nous n’en savons rien, reprit Bidewell. Sa proximité avec Glaucous est certes inquiétante. Pendant des siècles a couru la rumeur de l’existence d’un mauvais berger… Toutefois, je ne l’ai encore jamais rencontré.
— Qu’est-ce qu’un « mauvais berger » ? demanda Agazutta en se démêlant les cheveux.
— Un voyageur qui se sert d’autres bergers pour avancer. Il arrive avec autre chose qu’une pierre : il a des objectifs personnels à atteindre.
— Charmant, commenta Farrah.
Bidewell mit ses mains au-dessus du poêle et examina ses doigts.
— Comme d’habitude, je vous demande d’excuser mon ignorance, mesdames, murmura-t-il. Et, comme vous l’avez fait remarquer, notre temps est limité. Je sens une agitation. Je puis vous assurer que les possibilités, dehors, sont extrêmement restreintes.
— Elles se sont décidées, dit Ellen.
— Qui part ?
Agazutta leva la main.
— Mes enfants sont grands, ils sont partis : en France, au Japon, loin, mais ils m’ont peut-être laissé un message à la maison. Peut-être existe-t-il toujours un moyen d’entrer en contact avec eux. Je me dois d’essayer.
Miriam leva la main à son tour.
— Il faut que je retourne au dispensaire… s’il existe encore. Mes patients doivent être terrorisés. Mon équipe… Nous travaillons ensemble depuis des années.
Farrah se leva et s’étira.
— Je suis seule…, commença-t-elle. Toutefois, j’accompagnerai Agazutta et Miriam, histoire de veiller sur elles.
— Moi, je reste, annonça Ellen. J’ignore si on a besoin de moi ici, mais je sais avec certitude que personne ne m’attend.
— Pas même nous ? demanda Agazutta. Est-ce la fin des Sorcières d’Eastlake ?
— J’ai beaucoup apprécié cette expérience, répondit Ellen. Vous êtes mes meilleures amies, les plus belles aventurières qui soient.
— Non, ce n’est pas encore fini…
— Tant que je continuerai à chanter16, ajouta Farrah.
Les femmes se prirent dans les bras. Des larmes coulèrent. Alors, elles attrapèrent leurs sacs, et Bidewell les escorta jusqu’à la porte nord.
— Vous avez vos livres ? demanda-t-il. Ne les perdez pas. Gardez-les à portée de la main tout le temps.
Elles lui lancèrent des regards désabusés.
— Quelques minces volumes, répondit Agazutta.
— Pourquoi 1298 ? demanda Farrah.
— Ce sont vos histoires, mes chères, expliqua Bidewell. Recopiées il y a de cela bien longtemps par votre dévoué serviteur, écrites sur des parchemins brûlés à Herculanum. Tant que vous resterez à proximité de vos histoires, vous bénéficierez d’une certaine protection. Je ne vous conseille pas de les lire et encore moins de commencer par la fin… pas encore.
— Allons-nous survivre ? voulut savoir Farrah.
Bidewell renifla et préféra ne pas répondre.
Miriam ouvrit la porte. Au-dessus de la ville, l’atmosphère s’était un peu éclaircie.
— Oh, regardez…, lâcha-t-elle dans un soupir. Il ne pleut pas.
— Qu’adviendra-t-il de vous ? demanda Agazutta en prenant Bidewell par le coude, tandis qu’ils descendaient la rampe côte à côte.
— Cela, je peux vous le dire. Je suis marqué. Je suis dans la partie depuis trop longtemps pour pouvoir passer inaperçu… Je crains que nos destins dépendent de la conclusion de cette histoire, mais, d’ici là, nous devrons être répertoriés quelque part, tout comme cette ville… toutes les villes, toutes les histoires, tous les temps. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas le seul de son espèce. Il n’est aucunement la version finale de la création.
Agazutta secoua la tête, irritée et nostalgique.
— Je ne vous ai jamais compris, je n’ai jamais su pourquoi nous faisions tout cela.
— J’ai du charme et je sais me montrer persuasif.
— Cela ne fait aucun doute, acquiesça Miriam, avant de lui déposer un baiser sur la joue.
Le portail s’ouvrit, et trois des Sorcières d’Eastlake s’en furent dans la grisaille en brandissant devant elle leur besace, leur sac à main et leurs livres tels des boucliers. La cadette, Ellen, resta au côté du vieil homme aux joues humides, qui paraissait encore plus vieux, aujourd’hui.
— Nous devrions rentrer, maintenant, dit Ellen, le regard fixé sur les silhouettes qui s’éloignaient.
Elles étaient comme enluminées par des halos à peine visibles. Alors qu’elles disparaissaient, les tremblotements du ciel, l’affaissement et l’écroulement des murs cessèrent.
— Bientôt, le lieu où nous nous trouverons tous n’aura plus aucune importance, rétorqua Bidewell.
Ellen prit son visage dans ses mains et le regarda droit dans les yeux.
— Vous ne leur avez pas dit. Vous pensez que cela va mal se terminer.
— À court terme – ce qui revient aussi à dire à long terme –, nous faisons tous face au même sort. Il ne reste plus que deux destins possibles, deux chemins. Tous autant que nous sommes, nous emprunterons l’une de ces deux voies : soit nous serons réconciliés et réarrangés par Mnémosyne, soit nous deviendrons les jouets de la Princesse de Craie. À la fin, nous serons guidés par nos enfants. (Il se redressa et salua une dernière fois de la main le rideau d’obscurité qui venait d’avaler les Sorcières d’Eastlake.) Je leur souhaite bien du courage. Il fait froid, là-bas. (Il referma la porte, mais ne la verrouilla pas.) Toutes les cartes ont été distribuées.