Les Gradins
Pour l’amour de Grayne, la Modeleuse rejoignit Ghentun et fit ce qu’elle ne se permettait presque jamais : elle quitta la crèche.
Ils se faufilèrent, invisibles, dans la niche de la vieille créature et se tinrent au-dessus d’elle pendant qu’elle dormait. La Modeleuse était contente que Grayne soit toujours capable de rêver, en dépit des interférences. Ses créatures étaient de bonnes rêveuses. Elle s’agenouilla, posa des doigts gros et lisses sur le front de Grayne et demanda :
— À ton avis, qui doit participer à la dernière marche, et qui devra entreprendre un voyage vers la Tour brisée ?
Grayne n’avait pas besoin de parler pour répondre.
La Modeleuse la lâcha, et Ghentun s’avança vers la couche.
— La paire qu’elle a choisie me semble intelligente. Elle a toujours été bonne juge, commenta la Modeleuse.
— Un couple fécond ?
— Ils n’ont pas encore découvert ce détail.
— Est-ce sage de séparer un couple ? demanda Ghentun.
C’était une question rhétorique. La Modeleuse ne se donna pas la peine de répondre. Il ne lui appartenait pas de donner son opinion, et, la cité en soit remerciée, elle n’aurait jamais à le faire. Elle se contentait de modeler et évitait de trop réfléchir.
— Comme d’habitude, ils ont exploré les étages inoccupés à la recherche de livres, dit la Modeleuse. Elle les a entraînés vers les rayonnages qui tendent à répéter encore et encore l’histoire de Sangmer et Ishanaxade. Des amants séparés…
— Pouvez-vous voir à quoi elle rêve ? demanda Ghentun.
— Oh, je sais à quoi elle rêve ! Je le sais depuis toujours. Les instructeurs partagent les mêmes rêves depuis la toute première génération. Elle rêve qu’elle appartient à un groupe de vieilles femelles. Au temps de l’Éclat, semble-t-il. Les détails sont obscurs, évidemment, mais elles ont l’air d’être à la recherche de jeunes talentueux : activité que ses sœurs et elles ont pratiquée dans les Gradins. (La Modeleuse effleura de nouveau Grayne et murmura :) Quel dommage de la perdre maintenant, après tous les défis qu’elle a relevés. C’était une de mes favorites.
Grayne s’agita. Son visage trahit une inquiétude vieille et enracinée, qui ne paraissait pas liée à leur présence à ses côtés.
Ghentun ferma les yeux.
— Alors, je la connais, dit-il.
La Modeleuse ne parvint pas à dissimuler entièrement sa curiosité.
— Comment ? s’enquit-elle en se retournant vers Ghentun. Vous rêvez aussi, Conservateur ?
— Reprenez-lui ses livres.
La Modeleuse s’interrompit et regarda longuement la vieille créature. Puis elle déverrouilla le coffre, en souleva le couvercle et saisit les cinq livres qu’il contenait. La Modeleuse avait de nombreux bras, et cela ne lui posa aucun problème.
— Évitons de la réveiller, reprit-elle. Une pareille perte serait extrêmement difficile à supporter pour elle. Je ne suis pas sentimentale, mais…
Ils sortirent de la niche de la sama. Un Gardien glacial entra, lent et silencieux. Il prit place et s’apprêta à recouvrir Grayne. La sama s’agita brièvement, mais n’eut pas le temps d’ouvrir les yeux. Elle n’était déjà plus.
Étant donné ce qui les attendait tous, c’était peut-être mieux ainsi.
— Amenez-moi le mâle, demanda Ghentun.
— Et la femelle ?
— Elle marchera. Choisissez-en d’autres : leurs amis, s’ils en ont. Complétez le groupe comme vous le pourrez et accélérez leur entraînement.