30
Toute l’eau des Gradins s’écoulait dans ce conduit, qui disparaissait dans la brume devant l’endroit où se tenait Jebrassy, à la limite du pré extérieur. Le liquide produisait un bruit lugubre et paresseux en ruisselant dans l’écluse. L’atmosphère était claire, humide, triste. Avec ses bras et ses doigts, il mesura la distance qui séparait le haut du conduit du niveau du sol, de ce mélange granuleux de cailloux et de terre gris-brun que l’on trouvait partout. Il essayait toujours de tout comprendre à la fois, et cela lui donnait mal au crâne.
Plus loin, près du pont, le conduit était plus haut. Peut-être l’eau ne s’écoulait-elle pas jusqu’au mur lointain ; peut-être disparaissait-elle dans le sol granuleux, qui l’absorbait afin de la purifier.
Ce qui attire cette eau agit aussi sur moi. La force qui aspire l’eau avant de nous la restituer est-elle la même qui maintient mes pieds au sol ? Je ne sais presque rien de l’endroit où je vis…
Confus, frustré, il eut envie de frapper. C’était toujours sa réaction première lorsqu’il était mis face à son ignorance abyssale.
Il entendit des bruits de pas, se redressa et se retourna. Comme le terrain était vallonné, il ne vit pas tout de suite qui arrivait, puis il reconnut la tignasse de Khren. Son ami était accompagné de trois jeunes mâles aux yeux grands ouverts et excités.
Tiadba lui avait demandé de recruter quatre aides et de les lui présenter près de l’escalier en colimaçon qui s’élevaient au cœur des Gradins de la première île. Ensemble, ils exploreraient un des étages supérieurs abandonnés. Ils passeraient peut-être la journée entière dans quelques-unes des salles qui flanquaient la cage d’escalier, soit dans une infime partie des zones inoccupées. Comme il y avait très peu de lumière, quelques paires de mains et de jeunes yeux supplémentaires leur seraient certainement utiles. Cependant, Jebrassy était déçu à l’idée de devoir la partager avec d’autres, dont Khren, avec qui il avait pourtant vécu de nombreuses aventures.
Les jeunes mâles arrivèrent en courant sur la route rectiligne, l’entourèrent, se touchèrent les doigts et sifflèrent pour le saluer.
— Shewel, Nico, Mash… je vous présente Jebrassy, commença Khren. Une créature sournoise et peu sage.
Ils étaient impressionnés. Khren leur avait manifestement raconté un tas de mensonges à son sujet.
— Tu es un combattant, dit Shewel, jeune mâle dégingandé aux yeux espacés et à la fourrure crânienne rousse.
— Je n’ai plus trop le temps de me battre en ce moment.
— Il occupe son temps libre avec une flamme, expliqua Khren.
Jebrassy lui lança un regard noir. Khren sursauta comme si son ami lui avait jeté une pierre.
Les jeunes créatures étaient essoufflées.
— Que cherchons-nous ? demanda Nico.
Il avait la peau pâle, le poil argenté et les yeux bleu clair. Il était plutôt beau, mais sa voix était haut perchée et criarde.
— De la nourriture, peut-être ? continua-t-il. Des choses étranges cachées par les gardiens ?
— Rien de tout cela, répondit Jebrassy. Nous allons explorer un étage abandonné.
— On cherche des fantômes de rêves ? intervint Mash, un jeune à la tête carré et aux muscles puissants.
Le benjamin, supposa Jebrassy. Et le plus fort. On racontait parfois aux petites créatures que les plus beaux rêves s’échappaient lorsqu’on se réveillait, qu’ils s’envolaient vers les niveaux inhabités, où on pouvait les ramasser dans des paniers. On s’en servait ensuite pour adoucir les sommeils futurs. Quant aux mauvais rêves… eh bien, mieux valait les éviter.
— Alors, noirs ou lumineux, ces fantômes ? insista un Mash sur la défensive, car les autres se moquaient de lui.
Il tournait autour du groupe, comme s’il n’osait pas se joindre à eux.
— Nous ne chercherons pas des rêves, mais explorerons les rayonnages à la recherche de livres. De vrais livres, que l’on peut tenir dans ses mains et lire…
— Oh, non ! s’exclamèrent-ils à l’unisson, déçus. (Ils savaient que les livres étaient tous faux.) C’est stupide ! C’est une perte de temps !
— Un grand sac de chafe et de tropps bien sucrés pour celui qui trouvera un vrai livre, reprit Jebrassy. Que nous trouvions quelque chose ou non, nous nous partagerons trois sacs dès notre retour, ainsi, personne n’aura perdu sa journée. En revanche, les flemmards rentreront chez eux bredouilles.
Remotivés, ils suivirent Khren et Jebrassy en file indienne et traversèrent le pont qui conduisait à la première île.
Comme les étages inférieurs étaient toujours peuplés, ils restèrent à l’écart de l’esplanade intérieure et des groupes d’habitants agglutinés autour des ascenseurs, et escaladèrent l’escalier en colimaçon d’un des nombreux puits de ventilation. Les marches de celui-ci, très peu empruntées, étaient couvertes de poussière.
Le groupe s’arrêta au dixième étage, où Tiadba leur avait donné rendez-vous. Au-dessus, le bloc était inoccupé depuis plusieurs générations, depuis une veillée maudite qui avait vu se succéder trois intrusions. Une coïncidence ? Peut-être, mais cela avait suffi à effrayer les familles et même les jeunes célibataires. Aucune des niches qu’ils croisèrent ne présentait des signes d’occupation récente. Toutes étaient jonchées de meubles cassés, de débris et de déjections d’insectes-lettres sauvages et de podes.
D’un pas mesuré, Jebrassy tourna autour de la cage d’escalier et examina les entrées des nombreux couloirs. Deux insectes-lettres voletaient dans un courant d’air ascendant. Ils étaient trop peu nombreux, trop espacés les uns des autres et désorganisés pour former des mots intéressants. Des vestiges oubliés d’une époque plus heureuse, d’un temps où ces niveaux accueillaient des jeunes qui jouaient à des jeux éducatifs avec ces insectes et des velours à gratter.
Impatients, les jeunes amis de Khren firent quelques bras de fer avant de se lasser et de disparaître dans un couloir pour, prétendument, s’entraîner à tirer sur des livres, alors qu’aucun des couloirs de cet étage n’abritait de rayonnages.
— Ne vous éloignez pas trop, cria Khren, qui savait mieux que personne que les jeunes avaient une capacité de concentration très réduite. Elle est en retard, observa-t-il d’une voix faible et nerveuse. On dit que les intrusions ne frappent jamais deux fois au même endroit, mais je me méfie quand même.
Les deux amis se partagèrent un morceau de chafe amer, dont ils mâchèrent les fibres d’un air pensif, jusqu’à ce que le silence devienne trop pesant. De fait, on n’entendait même plus les trois jeunes chahuter. Les insectes-lettres avaient disparu aussi.
— Ils se sont trop éloignés, remarqua Khren. (Accroupi, le jeune homme regardait Jebrassy tourner autour de la cage d’escalier.) Je devrais aller les chercher.
Cependant, il n’esquissa pas le moindre geste. Khren préférait la contemplation à l’action, même lorsqu’il était inquiet.
— Ils vont bien, le rassura Jebrassy. Il suffirait d’appeler pour qu’ils accourent. Patience.
— Ta flamme est-elle fiable ?
Jebrassy était sur le point de répondre lorsqu’il entendit des bruits de pas. Tiadba sortit des ténèbres et, d’un pas rapide, les rejoignit près de la balustrade. Elle portait le même pantalon et la même tunique nouée à la taille que le jour où ils s’étaient donné rendez-vous dans les Diurnes. Elle paraissait fatiguée.
— Désolée, je suis en retard. Les gardiens gris. J’ai dû traverser le premier étage et faire un grand détour pour les semer. Ici, nous devrions être en sécurité, pas vrai ? ajouta-t-elle en lançant un regard accusateur à Khren.
— Je n’ai rien dit, se défendit-il, vexé, avant de décrire un cercle dans les airs avec deux doigts.
— Bien sûr, dit Tiadba. Vous avez trouvé des volontaires ?
— Khren a recruté trois aides, répondit Jebrassy. Ce sont des bleus, mais ils sont pleins d’énergie. Ils ne nous ont pas attendus pour commencer.
Blessé, Khren prit congé et partit à la recherche de ses recrues.
— C’est une créature honnête, reprit Jebrassy lorsque Khren se fut éloigné. Les leaders se doivent de peser leurs paroles.
Tiadba renifla bruyamment.
— D’après Grayne, nous aurons de plus grandes chances de succès au-dessus du cinquantième. Plus personne ne vit là-haut depuis des centaines de générations. Cela a un effet positif sur les livres, m’a-t-elle dit. Elle pense aussi que…
— D’où lui vient tout ce savoir ? l’interrompit Jebrassy. Qui lui dispense toutes ces informations ? Les Grands ?
— Les créatures lui parlent. Elle est sama depuis bien longtemps. Des créatures viennent de tous les Gradins pour la voir. Elle est notre meilleur professeur. J’étais sur le point de te dire…
Un vacarme résonna dans un long couloir et précéda le retour de Khren et des trois jeunes. Les présentations furent faites, et Tiadba s’efforça de calmer son agressivité. Les amis de Khren n’étaient pas du tout gênés d’être en présence d’une femelle. Au contraire, ils intensifièrent encore leur chahut, menaçant d’exploser à tout moment. À la différence des autres, Nico adopta une posture digne et réfléchie.
— On fait la course ! Au cinquantième, on sera presque au sommet ! s’exclama Shewel. (Il commença à monter les marches quatre à quatre.) On pourrait sortir sur le toit !
Les autres le suivaient de près, sauf Mash, qui semblait un peu décontenancé.
— À quoi vont nous servir ces livres ? demanda-t-il. Même s’ils sont vrais, ils parlent d’un temps où nous n’existions pas. À quoi bon ?
— C’est un jeu, répondit Tiadba. C’est tout. Tu sais lire, n’est-ce pas ?
— Mets-moi face à des insectes-lettres, et je résoudrai n’importe laquelle de leurs énigmes. À condition qu’il n’y ait pas de triche, bien sûr. Et je suis capable de lire tous les textes que nous donnent les professeurs. Je suis costaud, mais je ne suis pas bête.
L’atmosphère du cinquantième étage était tellement humide et décrépite que Jebrassy en eut des frissons jusqu’au bout des doigts. À quelques étages du toit, le diamètre de la cage d’escalier était trois fois plus important qu’au rez-de-chaussée ; les contremarches étaient moins hautes, les marches plus profondes, ce qui augmentait d’une manière perverse la distance à parcourir. Jebrassy trébucha à plusieurs reprises. C’était le seul escalier de ce type dans les Gradins, d’où une ambiance étrange, l’idée que cet endroit n’était pas fait pour les créatures.
Les jeunes ne remarquèrent aucune différence. Ils s’étaient déjà dispersés et avaient tracé des marques dans la poussière devant chaque couloir visité. À cet étage-ci, il y avait plus de douze couloirs et des centaines de niches : toutes vides. Le silence ancien n’était même pas brisé par le froufrou occasionnel d’un insecte-lettre.
Aucun être vivant ne semblait vouloir vivre ici.
Les trois recrues emplirent bien vite l’espace et comptèrent à voix haute les livres qu’ils n’étaient pas parvenus à dissocier des rayonnages. Leurs voix se réverbéraient, faiblissant comme ils couraient le long des couloirs, jusqu’à n’être presque plus audibles.
— Je m’en vais les rejoindre, annonça Khren. Trois, ce n’est pas un bon chiffre, vous ne trouvez pas ?
Alors que Jebrassy s’apprêtait à protester, Tiadba remercia son ami, qui s’en fut sans attendre. Il n’appréciait manifestement pas la compagnie de la flamme, ce qui n’était guère surprenant. Elle n’était pas du genre à faire des efforts pour se rendre sympathique.
Tiadba en profita pour frotter les épaules de Jebrassy.
— Qu’en penses-tu ?
— De quoi ?
— Je l’ai vu juste avant que Khren manifeste le désir de nous laisser. Je me demande s’ils s’en rendront compte…
— De quoi parles-tu ?
Tiadba le poussa jusqu’à l’entrée d’un couloir non marqué et, donc, non exploré. Six étagères étaient visibles de chaque côté, et s’étiraient sur une dizaine de mètres, emplissant l’espace entre deux niches. Des rayonnages identiques se succédaient jusqu’à l’extrémité du couloir. De faux livres, en rangs serrés, solennels, à perte de vue.
— Attend. Regarde.
Il n’était pas concentré. Il se sentit coupable, se pencha en avant et essaya de s’intéresser aux titres. Le front plissé, il avança, le regard rivé sur la rangée centrale.
— Que dois-je chercher ? demanda-t-il d’une voix neutre, d’un ton humble.
Alors il vit. Les titres n’étaient plus les mêmes : les caractères étranges glissaient, changeaient de place, avant de se figer de nouveau, en apparence innocents et permanents. Ce spectacle fit plus que le stupéfier. Il perdit le contrôle de son corps et tituba en arrière, se cognant contre les rayonnages du mur opposé. Les oreilles écarlates de surprise, il se retourna vers Tiadba. Un tel bouleversement, si fugitif soit-il, dans un endroit normalement figé pour l’éternité, était presque si effrayant qu’une intrusion.
Tiadba ne se moqua pas de lui.
— Est-ce de cela que Grayne parlait ? demanda-t-elle, abasourdie. Ici, tout change tout le temps parce que… personne ne regarde ?
— Nous sommes là, pourtant. Pourquoi les titres changeraient-ils devant nous ?
— Je… ne… sais… pas. (Tiadba tendit le bras et tira sur un ouvrage qui, évidemment, refusa de bouger.) Grayne s’est moquée de nous. Elle nous a envoyés résoudre une énigme. Elle voulait nous tester.
— C’est incroyable, et pourtant c’était évident, dit Jebrassy, les oreilles toujours brûlantes. Je n’aime pas cet endroit.
— Peut-être qu’il se passe partout la même chose pendant notre sommeil, pendant que nous ne les surveillons pas, que nous sommes inattentifs, quand nous sommes profondément endormis et que personne ne se soucie de ces livres. Nous pourrions apprendre ces vieux symboles, nous pourrions les noter sur des velours à gratter et les comparer après quelques sommeils…
Soudain, Jebrassy comprit. Il oublia momentanément sa peur, se rapprocha du rayonnage et effleura les livres sans essayer de s’en saisir. Il n’avait sans doute pas encore gagné ce privilège.
— Les livres qui pourraient se détacher des autres, que nous pourrions prendre et lire, ces livres-là ne changent jamais, commença-t-il. En revanche, ils bougent, les titres se déplacent. Est-ce cela le secret ?
Tiadba sourit et tenta sa chance avec plusieurs autres volumes, sans succès. Alors, elle siffla d’excitation et s’en fut en courant à l’autre bout du couloir.
— Peut-être sont-ils comme des insectes-lettres, reprit Jebrassy en se joignant à elle. Peut-être les ouvrages se reproduisent-ils. Peut-être les titres fabriquent-ils de nouveaux titres, de nouveaux livres.
— Je ne vois pas en quoi cela nous aiderait.
— Comment le saurions-nous ? murmura Jebrassy, qui se remettait vite du choc de la découverte. Nous sommes incapables de lire les titres… nous ne savons pas sur lesquels tirer… Ils changent de place et se multiplient lorsque nous dormons et que personne ne regarde… et, comme les rayonnages ne se multiplient pas, cela signifie que certains titres disparaissent… Bouse de bouse ! C’est un jeu de dés, de hasard.
— Et les dés sont pipés. Nous ne pouvons pas gagner. Nous ne trouverons jamais le moindre livre. Et pourtant Grayne et sa sororité en ont trouvé quelques-uns. N’est-ce pas un défi extraordinaire à relever ? s’emporta-t-elle, débordante d’enthousiasme. N’est-ce pas magnifique ?
Jebrassy la regarda fixement.
— Cela ne peut pas se limiter à cela, dit-il. Quelque chose d’important nous échappe.
— Appelle ton ami et ses jeunes recrues. Ils nous aideront et trouveront peut-être leurs propres livres.
Jebrassy jeta un regard circulaire sur les nombreux couloirs. Ils s’enfonçaient dans les Gradins externes. Des milliers et des milliers d’étagères… Combien de titres cela représentait-il ?
— Cela nous prendra une éternité.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Tiadba.
Ni elle ni lui n’avaient jamais entendu ce mot – il n’appartenait pas à la langue des créatures.