DIX ZÉROS
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Avant de traverser la 45e Rue devant un cinéma, Whitlow regarda à gauche, puis à droite. Après tant d’années passées à Londres et à Paris, il ne savait toujours pas de quel côté roulaient les hippomobiles et autres voitures à moteur.
Whitlow n’avait pas le sens du danger. En fait, il avait moins de bon sens que les gens qu’il traquait. Sans le charme de la Princesse de Craie, il serait mort mille ans plus tôt dans le dernier Gouffre de Cordoue en flammes.
Les prêteurs sur gage du quartier n’avaient rien d’intéressant à offrir, ce qui n’était pas véritablement une surprise. Des forces étaient à l’œuvre qui s’opposaient à lui et préparaient une confrontation ouverte.
Le Livre des rêves, lut-il sur la marquise du cinéma. Il sourit de toutes ses dents puissantes, identiques, couleur vieil ivoire.
Il portait son plus beau costume : vieux de cinquante ans et reprisé de nombreuses fois, il était un peu défraîchi. En plusieurs endroits, le tissu avait même été tissé à neuf. Il s’était lavé à l’éponge dans son studio de Belltown, comme il le faisait tous les quinze jours, avait gominé sa fine chevelure noire, taillé et ciré sa moustache, enfilé des chaussettes en laine et des bottes à lacets en cuir noir faites sur mesure en Italie pour accommoder ses orteils déformés.
Puis il avait mis son nouveau chapeau mou.
Il était heureux d’avoir revu Max Glaucous, son jeune protégé, après toutes ces décennies, plus d’un siècle, en fait. À mesure que le temps s’écoulait, le passé semblait se resserrer. Il formait des creux et des bosses, ce qui n’aidait pas à jauger la distance ou la nature du terrain, mais cela ne le dérangeait pas. Glaucous avait toujours été un chasseur productif, quoique un peu brusque et pas assez discret à son goût.
Whitlow était à Seattle depuis plus d’un mois, car il y avait senti une confluence, la présence de plusieurs lignes-mondes significatives. Ou plutôt la Mite avait eu la bonté de partager un peu de sa science avec lui. En effet, un des talents de la Mite consistait à savoir quand les autres étaient sur le point de faire un choix désespéré et, en particulier, à sentir les points de collision avec la Princesse de Craie ou ses employés, spécialité qu’il ne fallait surtout ni sous-estimer ni révéler aux gens comme Glaucous.
Whitlow savait qu’il n’était pas sage de se trouver dans les parages de Glaucous lorsque celui-ci chassait. Annoncer sa présence dans sa ville pouvait même être dangereux. Toutefois, la Livide Maîtresse attendait son dû, et Seattle accueillait deux, voire trois cibles potentielles.
En plus d’être insaisissable, la troisième cible était problématique. Certains de ses collègues doutaient qu’il soit possible de l’appâter, d’autant qu’elle pourrait se révéler plus puissante que les deux autres réunies.
Le mauvais berger.
Durant des décennies, Whitlow avait maintenu une présence discrète et attentive dans de nombreuses villes autour du monde, sans se faire remarquer des autres chasseurs ni braconner leurs proies. Car, quelques mois après la Grande Guerre, la Princesse lui avait confié une tâche particulière : mettre la main sur le seul Changeur qui ne rêvait pas de cette Cité, qu’aux dires de certains elle surveillait inlassablement dans une autre existence. Depuis toujours, Whitlow avait une petite armée d’assistants payés en liquide et en stupéfiants : créatures timides et méfiantes, ils avaient des existences brèves et douloureuses, vivant comme des insectes sous des cailloux. Une cinquantaine d’hommes dispersés au hasard dans la plupart des villes suffisaient amplement. Les Changeurs semblaient attirés par ces individus déracinés, comme si leurs lignes – pourtant contrôlées de près – avaient besoin de se rapprocher de lignes plus brèves, courtes et irrégulières.
Sous certaines conditions, elles pourraient même se fondre les unes dans les autres.
Whitlow avait déjà observé ce phénomène six cent trente-quatre ans plus tôt, à Grenade. Si seulement les choses avaient mieux tourné ce jour-là, s’il était parvenu – déguisé en juif marchand d’antiquités – à capturer sa proie, il se serait épargné des siècles et des siècles de traque.
Le mime appelé Sépulcre, un de ses hommes, l’avait informé de l’existence d’un Changeur appelé Jack, dont il ignorait malheureusement où il se cachait. Jack était la proie de Glaucous.
À présent, une autre de ses éclaireuses confirmait l’information de Sépulcre. À six pâtés de maisons à l’est, une femme mince et anguleuse appelée Florinda se tenait sous l’auvent d’une modeste librairie. Elle parlait à une femme âgée et grassouillette, aux cheveux gris et au visage rond et ridé de fumeuse. Florinda sentit la présence de Whitlow et se tordit le cou pour l’apercevoir, le vrillant comme une corde. Elle écarquilla des yeux étonnés et pleins d’espoir.
Tandis que Whitlow et Florinda communiquaient, la vieille femme aux cheveux gris marmonnait et contemplait la rue sans la voir.
Après cela, Whitlow paya Florinda avec la monnaie qu’elle préférait.
Cette nuit-là, allongée sous une bretelle d’autoroute, dormant d’un sommeil agité de toxicomane – tandis que la pluie martelait sa toile goudronnée bleue et que des éclairs lointains éclairaient par intermittence son visage détendu et calme –, elle se libéra de toutes les lignes-mondes et autres nœuds qui l’entravaient.
Dans son minuscule studio, Whitlow rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et sourit, comme s’il écoutait une belle mélodie. Il attendait que la tempête enfle et prenne forme – une forme familière et féminine.
Plus que quelques jours avant la fin.
Et toujours cette question sans réponse : Pourquoi nos géants se soucient-ils de ces grains minuscules ? Nous tourbillonnons, inutiles et ignorants, dans le flux et le reflux des mondes.
Pourquoi se soucier de quoi que ce soit ?