Le Chaos
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Denbord.
Il était agenouillé sur la cime d’une énorme vague de pierre et regardait en bas. Les autres le rejoignirent.
Dans le creux de l’onde figée, éclairée par une lumière diffuse et rougeâtre, ils découvrirent un alignement infini de cylindres quasi parallèles, couchés sur le sol tels les barreaux cassés d’une échelle renversée, à côté de leurs rampes de lancement.
— Ils n’ont pas l’air si gros, dit Nico.
— Ils le sont bien assez, rétorqua Shewel.
— Il est difficile de juger des tailles et des distances dans un pareil environnement, intervint Perf d’un ton professoral, mais, à mon avis, nous serions bien petits, en comparaison, si nous nous en approchions.
Tiadba essaya de se rappeler les descriptions qu’en avait faites Sangmer et qu’elle avait lues à ses compagnons pour les distraire de leurs longues périodes de marche entrecoupées de pauses trop courtes, durant lesquelles ils s’efforçaient de retrouver le signal. Ces choses se dressaient d’ailleurs en travers de la route désignée par ce dernier.
— Ce sont des bateaux, conclut-elle. Comme dans la nauvarchie.
— Ils n’ont pas de voiles, observa Denbord.
— Ils n’en ont pas besoin. Ce sont des navires spatiaux. Ils volent dans l’espace… enfin, ils volaient, à l’époque où il y avait encore un espace à traverser.
Les autres comprirent lentement ce qu’elle voulait dire.
— Des navires des étoiles, dit Perf. À une époque où il y avait des étoiles.
Jusque-là, ils avaient progressé de façon régulière, quoique étrange, dans un paysage gris et monotone parsemé de minuscules pores, desquels jaillissaient des sortes de globules verts. Ils émettaient une lumière clignotante lorsque les créatures s’en approchaient, puis ils disparaissaient dans le sol.
Tout autour, la roche transpirait… Elle suintait de la lumière.
Tiadba regarda le long de la crête dans les deux directions, puis dans le creux jonché de cylindres.
— Il n’y a aucun moyen de les éviter, dit-elle.
— Et si ces trucs nous roulaient dessus ? s’inquiéta Shewel.
Denbord toucha la visière de son casque.
— Ce serait une fin rapide et facile.
— Et si nous croisons les Silencieux ?
— Personne ne les a vus, répondit Nico. Personne ne sait où ils se trouvent ni à quoi ils ressemblent. Peut-être sont-ils partis. En tout cas, les armures nous laissent faire, ce qui doit vouloir dire que nous avons fait les bons choix.
— Au moins, nous n’avons pas croisé une bande, remarqua Perf.
— J’aimerais presque en voir une, ou alors un Silencieux, s’amusa Denbord. Juste pour voir à quoi ils ressemblent, ce qu’ils sont, histoire de savoir à quoi s’attendre, quoi éviter.
Comme l’avait noté Nico, leurs armures étaient restées très discrètes. Une seule fois, celle de Perf s’était manifestée pour l’empêcher de donner un coup de pied dans une boule verte.
Tiadba regarda au loin, vers la crête suivante, située en apparence à trois ou quatre kilomètres. Entre les deux vagues, l’atmosphère était plus claire qu’auparavant. Elle avait remarqué plus tôt que, d’une manière tout à fait inattendue, la lumière pouvait devenir plus intense et plus cohérente, ce qui leur permettait de voir plus loin.
D’une façon assez perverse, moins leur altitude était élevée, plus il faisait clair. Dans cette partie du Chaos, la lumière contournait les accidents de terrain, plongeant dans les dépressions pour venir à leur rencontre. Depuis qu’ils étaient sortis de la zone des mensonges, c’était de loin le phénomène le plus étrange auquel ils avaient été confrontés. Depuis le fond de cette vallée, ils pourraient sans doute voir à des centaines, voire à des milliers de kilomètres à la ronde. Si les distances signifiaient toujours quelque chose…
Bien qu’ils soient capables de communiquer à distance, Nico se rapprocha de Tiadba.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On descend et on traverse, répondit-elle.
— Et si on prenait le temps de les explorer, proposa Perf. J’aimerais bien voir l’intérieur d’un navire de l’espace. Ils sont très anciens, et il y en a des milliers.
— Si les armures ne nous arrêtent pas, nous y jetterons un coup d’œil, acquiesça Tiadba.
Ils se déployèrent, formant un arc pour permettre à leurs casques d’élargir leur angle de vue. Les images qui leur parvenaient étaient presque trop cristallines. Au-delà de la dépression, au-dessus des navires en forme de barreaux d’échelle, Tiadba voyait les contours d’édifices au moins aussi grand que les bions, qui étaient désormais loin derrière eux. Ceux-ci étaient austères, sculptés, entourés d’un feu verdâtre qui semblait toujours brûler.
Les autres retinrent leur souffle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Khren.
— C’est la Nécropole, n’est-ce pas ? intervint Denbord, le plus studieux du groupe. Je ne vois pas de morts marcher…
— Nous sommes trop loin, observa Khren.
Leurs armures répondirent à leurs interrogations :
— Il y a de nombreuses cités anciennes provenant de diverses régions et de diverses histoires. Il ne faut pas y entrer.
Denbord et Macht échangèrent un regard, puis se tournèrent vers Tiadba. Les autres contemplaient longuement les ruines colossales situées de l’autre côté de la vallée. Des ruines dont personne n’aurait pu dire depuis quand elles étaient là.
Il y avait eu tant de destruction… L’humanité avait tellement reculé… Il restait si peu de chose, comparé à l’énormité du passé… si peu de choses à perdre.
Nous et seulement nous.
— Courrons-nous un danger si nous traversons cette vallée ? demanda Tiadba. (Les armures gardèrent le silence.) Je suppose que cela veut dire non.
— Pas très polies, ces armures, dit Denbord, lisant dans ses pensées.
Ils entamèrent leur descente.
Plus ils approchaient du fond, plus les contours des navires et des rampes de lancement devenaient flous. Bientôt, ils ne distinguèrent plus que des taches grises et brunes parcourues par des arcs de lumière verte et terne. Au contraire, les ruines de la cité les dominaient de toute leur hauteur, et ils furent tentés de s’arrêter… de stopper leur progression dans cette vallée pour contempler ses tours stupéfiantes, ses dômes, coquilles arrondies larges de plusieurs dizaines de kilomètres à moitié effondrées, dans lesquelles on devinait d’innombrables étages, des cavités qui révélaient des quartiers écroulés couverts de croûtes irrégulières.
— Pas en très bon état, remarqua Denbord.
— Ne vous arrêtez pas là, les mirent en garde leurs armures. Avancez.
— Que se passe-t-il ? demanda Tiadba.
— Perturbations inconnues. Nous sommes suivis.
— Par quoi ?
— Peut-être des échos.
Tiadba essaya de comprendre en s’aidant de l’enseignement prodigué par Pahtun.
— Nous nous suivons nous-mêmes ?
— Information non disponible.