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Jebrassy mit un long moment à comprendre qu’il ne pouvait plus ni voir ni entendre les autres. Il s’arrêta et attendit. Des tapis de poussière et de particules piquantes glissaient sur la roche noire et vallonnée. Les ondulations du terrain étaient plus prononcées qu’auparavant : elles formaient désormais un labyrinthe de canaux qui s’étirait à perte de vue dans toutes les directions. Droit devant, les arêtes des vagues se courbaient et se rejoignaient, constituant des rangées de tunnels.

Il s’assit au bord d’un canal pour attendre, mais ni Ghentun ni Polybiblios ne semblaient être dans les parages. Peut-être l’avaient-ils dépassé et s’étaient-ils déjà engouffrés dans ces trous. Il s’agissait peut-être d’un piège – une éternité d’indécision –, mais il ne pouvait plus patienter. Tiadba l’attendait.

Il se décida enfin à essayer l’une des entrées les plus proches. Lorsqu’il eut parcouru, plié en deux, une bonne distance dans le tunnel, l’idée lui vint à l’esprit que le boyau risquait d’être fermé à l’avant et bloqué dans son dos. Il connut alors un moment de panique. Il courut, s’enfonça davantage dans le tunnel, désireux d’en terminer, de vérifier une fois pour toutes qu’il était pris au piège pour toujours, irrévocablement.

Toutefois, rien, dans le Chaos, ne se répétait jamais ni ne correspondait à ses attentes. Le tunnel continuait, s’élargissait un peu, puis débouchait sur un vaste espace. Même après avoir essuyé la sueur de ses yeux, il n’aurait su en estimer les dimensions.

Jebrassy se tenait en bordure de ce volume intérieur si grand qu’il n’en voyait pas le bout. Seule l’absence de l’arc de feu, de la montagne de glace et du ciel bouillonnant lui permettait d’affirmer qu’il y avait un plafond au-dessus de sa tête.

Hésitant, il s’éloigna de la sortie des tunnels. Petit à petit, le décor gagna en netteté. Il était entouré de piles immenses de choses qu’il ne parvenait pas à identifier : d’énormes sphères enfilées sur des câbles épais, des protubérances lisses et poussiéreuses dépassant du sol – peut-être d’autres sphères à moitié enfouies –, des morceaux irréguliers d’objets manufacturés qui semblaient avoir été maltraités… tombés, brisés, puis entassés.

Jetés.

Il s’approcha d’une sphère suspendue – elle faisait plusieurs centaines de mètres de diamètre et flottait à une hauteur de créature du sol –, tenta de la toucher d’une main gantée, mais fut repoussé. À force d’examiner la surface de la boule, il comprit qu’il regardait un lieu, une planète, hautement développée, couverte de cités, de routes, de choses dont il ignorait la nature, qu’il n’avait même pas vues en rêve.

Il embrassa l’énorme salle du regard et se demanda comment les sphères et les protubérances avaient été apportées jusque-là. Partout, des objets abandonnés. Il commençait à se dire que le Chaos n’était qu’un gigantesque conteneur à ordures.

Déterminé à ne pas perdre de vue la sortie – lorsqu’on les surveillait, les choses ne disparaissaient pas si souvent –, il s’aventura au milieu des décombres.

Polybiblios l’attendait, assis sur un muret érigé entre de hautes piles.

— Heureux de vous revoir, dit l’épitomé. Je commençais à croire que j’avais perdu mes compagnons.

— Où est le Conservateur ? demanda Jebrassy.

— Quelque part par là-bas. Cet endroit est une énigme pour moi ; c’en est presque humiliant. Un terrain vague encombré de tentatives ratées. Regardez tous ces mondes, rangés comme des têtes réduites dans une boîte poussiéreuse. Toutefois, j’ai peut-être trouvé quelque chose – ou quelqu’un – de plus intéressant encore.

Il fit signe à Jebrassy de le suivre. La créature s’exécuta avec une certaine appréhension. Et si, après avoir perdu de vue l’épitomé, celui-ci avait été dupliqué pour le tromper ?

— J’ai passé pas mal de temps à explorer cet endroit, reprit l’épitomé. J’ai dessiné des plans, que j’ai modifiés au fur et à mesure que les changements intervenaient… des changements beaucoup moins nombreux ici qu’à l’extérieur. Quelque chose semble vouloir maintenir un semblant d’ordre dans ces piles. Et dans ceci…

Ils arrivèrent devant un mur de verre, à l’intérieur duquel était emprisonné un personnage qui ressemblait beaucoup à Jebrassy, en plus grand et plus robuste. Il n’avait pas d’armure et portait des vêtements très différents de ceux des habitants des Gradins.

À ses côtés, sous la surface lisse, d’autres silhouettes : certaines presque identiques à la première, d’autres différentes. Toutes semblaient en colère, choquées, étonnées. Jebrassy passa d’un personnage à l’autre et posa sa main gantée sur la paroi.

— C’est un bourbier à destins, je crois, expliqua Polybiblios.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce n’est pas si facile à concevoir, mais peut-être avez-vous appris suffisamment de choses durant votre entraînement… Que vous disent vos instincts ?

— On dirait mon visiteur, répondit Jebrassy en réfléchissant si fort – et en ressentant des émotions nombreuses et étranges – qu’il en avait la migraine. Mais ils sont si nombreux…

— Ce sont très clairement des formes anciennes, reprit Polybiblios. Si j’avais pu accéder à ces spécimens lorsque nous concevions les créatures, nous aurions fait encore mieux, même si nous avons là des êtres forts différents les uns des autres.

Jebrassy ne voyait aucun signe de vie dans les silhouettes figées.

— Ils viennent du passé ?

— De nombreux passés, plutôt. J’aurais bien du mal à vous dire comment ils se sont tous retrouvés là. Peut-être mon Eidolon complet serait-il en mesure de résoudre cette énigme. Quoi qu’il en soit, celui-ci… Rapprochez-vous et levez la main. Faites comme si vous vouliez le toucher à travers la matière transparente.

Jebrassy s’avança vers le personnage le plus proche et appliqua son gant sur la paroi lisse. De minces rubans de lumière bleue – des centaines, puis des milliers de rubans – se déroulèrent entre les doigts tendus du personnage et les siens, traversant son gant. Jebrassy sentit un picotement, un choc remonter le long de son bras.

— Ce sont tous des rêveurs, expliqua Polybiblios. Composés en grande partie de la même matière, issue de différentes époques et de nombreuses branches de destins, pressée de se reconstituer, de s’amalgamer.

— Nous sommes faits de la même matière ?

— Je le crois. Les atomes entrelacés se retrouvent, échangent des particules qui voyagent et laissent des traces photoniques : des particules dont la vitesse dépasse de loin ce qui est possible dans le Chaos. Et sans doute ailleurs, désormais.

— Cela signifie qu’aucun visiteur n’a survécu ? Nous avons échoué ?

— Où est ce Conservateur ? Il devrait pouvoir nous aider à juger de la valeur de cette collection.

— Ils sont si nombreux. Je ne pense pas avoir rêvé de tous ces gens.

— Une partie de mon plan reposait sur l’idée que bergers et messagers évolueraient de concert. Toutefois, il ne faut pas oublier que de nombreuses lignes-mondes, de nombreux chemins, conduisaient à la Kalpa. À vrai dire, votre visiteur a déjà échoué de très nombreuses fois à vous retrouver. Tout comme ces marcheurs, leurrés et emprisonnés par le Chaos. Maintenant, il ne reste plus que deux routes possibles, et une seule occasion.

— Cela veut-il dire que vous êtes déjà venu ici à des milliers de reprises et que vous avez échoué chaque fois ? demanda Jebrassy.

— Excellente question. Me serait-il seulement possible de m’en souvenir ? (L’épitomé considéra ce problème avec un plaisir évident. Soudain, son visage se détendit.) En fait, c’est très improbable. Ceci est mon premier et unique chemin.

Jebrassy rapprocha de nouveau ses doigts de ceux du personnage emprisonné dans le verre. Les rubans bleus réapparurent.

— Cela ne fait pas mal, dit-il. C’est presque agréable.

Polybiblios l’écarta de la paroi.

— Il suffit. Vous ne voulez pas rejoindre les rangs des perdus, n’est-ce pas ? Il nous faut encore trouver celui qui est toujours libre, toujours en vie… ou bien nous rendre là où il pourra vous trouver. Je doute fort qu’il soit ici.