Wallingford
Les fenêtres de la salle de séjour étaient recouvertes de plastique. Quelqu’un – peut-être le vrai propriétaire, des années plus tôt – avait commencé à redécorer la bâtisse, avant de renoncer. Les lattes plâtrées des murs avaient été retirées, des rouleaux de fil électrique enveloppés dans du papier gisaient par terre. La toiture fuyait, le plancher gondolait et l’eau s’accumulait au sous-sol.
La maison était abandonnée depuis assez longtemps pour qu’un clochard s’y soit installé dans un confort tout relatif : pas de chauffage ni d’électricité, rien que l’eau courante laissée pour un jardinier qui ne venait plus depuis longtemps. Le sans-abri avait ajouté quelques meubles et un matelas, sans doute apportés de nuit au prix d’un effort considérable.
Lorsqu’il fut capable de se lever sans avoir de haut-le-cœur – pour la première fois depuis des jours –, Daniel fouilla la maison une nouvelle fois.
Et cette fois-ci…
Dans un trou, derrière le lavabo de la salle de bains, à l’étage, il trouva une boîte en carton ficelée. Il en coupa la ficelle et en vida le contenu par terre. Un portefeuille usé tomba sur le carrelage. Il reconnut un permis de conduire derrière une fenêtre en plastique jauni. La photo lui confirma que ce corps avait appartenu à un certain Charles Granger, âgé de trente-deux ans au moment de l’émission du permis. Il secoua le carton et en fit tomber des feuilles de papier, un marqueur noir et un crayon à la pointe émoussée.
Une petite boîte grise fixée au fond par du ruban adhésif finit par se détacher, et il comprit que c’était elle qu’il cherchait depuis le début.
Son messager. La pierre occasionnelle.
La boîte n’avait pas changé. Son couvercle arborait un sceau en bas-relief : des bandes enroulées autour d’une croix inscrite dans un cercle. N’était-ce pas improbable ? Un nouveau lien entre Daniel et Charles Granger. Il n’essaya pas de l’ouvrir. Pas encore. Il siffla une longue note grave et la rangea dans sa poche, puis il examina les feuilles de papier. Griffonnages, symboles bizarres… une écriture terrible et pourtant familière, à sa façon.
Très familière. C’en est flippant.
Où était Granger, à présent, l’ancien occupant de ce corps délabré : perdu, rejeté hors du nid ? Juste une victime de plus. Et toutes les autres trames, les autres mondes et les autres lignes qu’il avait traversés, la myriade de destins interconnectés qui séparaient Daniel Patrick Iremonk et cet endroit ?
Pas de Daniel dans ce monde. Juste quelqu’un qui vit dans la maison de sa vieille tante, quelqu’un qui écrit des choses en utilisant des symboles incompréhensibles…
Ce que j’ai trouvé de plus proche…
Mais ce n’est pas moi. Pourquoi ?
La boîte était un maillon crucial. Charles Granger se baladait-il aussi entre différents mondes ? Charles Granger est arrivé à la fin de sa corde. La boîte le sait. C’est elle qui m’a attiré ici.
Il jeta un coup d’œil rapide aux feuilles de papier et les fourra dans le carton, qu’il referma.
Dehors, le vent se mit à souffler.
Daniel se leva en faisant craquer ses articulations. Quelque chose ne tournait pas rond. Quelque chose n’était pas terminé. Il avait trouvé la boîte – une boîte –, mais Daniel Iremonk n’avait jamais gardé son messager dans un carton – c’était une cachette trop évidente.
Il l’avait caché derrière le foyer en brique de la cheminée.
Daniel tâta les briques et réussit à en déplacer une, près de la plinthe. Il la poussa de gauche à droite, tira dessus, s’agenouilla avec une grimace et enfonça son bras dans l’ouverture.
L’autre boîte était là.
Poussé par son instinct, il les plaça côte à côte. Elles étaient identiques. Il réussit à les ouvrir. Tournées dans le même sens, les pierres reposaient sur leur capitonnage en velours.
Il les prit toutes les deux et inspecta leur œil rouge distant. Elles refusèrent de se retourner ou de s’imbriquer l’une dans l’autre. Comme deux mêmes pièces d’un puzzle.
Il rangea le double dans son écrin, referma la boîte, puis la posa dans le carton et la couvrit avec les papiers de Charles Granger.
Mieux valait n’en garder qu’une seule sur lui et cacher l’autre… au cas où.
Le bruit du trafic sur la voie à grande circulation qui passait tout près du coin nord de la vieille maison – bourdonnement régulier et humide – aurait dû le calmer, comme celui d’un cours d’eau. Pourtant, Daniel ne parvint pas à trouver la paix. Impossible de dormir. Il s’agita longuement dans son sac de couchage déchiré, allongé sur le parquet, au centre de la chambre de derrière. Des décharges électriques le parcouraient de bas en haut, comme si son cœur était relié à l’extrémité effilochée d’un câble électrique à basse tension. Des images remontaient à la surface de sa mémoire. Des images improbables, qu’il ne pouvait pas avoir vues. Chaque décharge le vidait un peu plus, avec une sensation de perte épuisante et déroutante.
Même avant d’arriver ici, Daniel avait toujours eu l’impression d’être le nœud qui reliait les cordes du temps, responsabilité trop grande pour lui.
Le temps n’avance pas comme un point sur une ligne droite. Il balaie tout sur son passage à la manière d’un pinceau large de une minute, une heure, une semaine ou un mois. Un pinceau constitué de fibres de destins, qui peigne des tableaux différents pour des gens différents.
Être conscient de cette réalité conférait un avantage à Daniel : il était capable de tâter le terrain, de sonder l’heure, la semaine, le mois à venir. Anticiper un événement désagréable, bifurquer à gauche au lieu de prendre à droite, trouver une porte ouverte au lieu d’une porte fermée, éviter la malchance. En cas d’événement trop difficile à éviter, il lui suffisait de se balader, de sauter sur un fil tout proche, très légèrement différent, d’un monde amélioré, une fibre de temps libre de cet obstacle particulier.
Cela avait été sa méthode, jusqu’à présent.
Il avait progressé de destin en destin, fermant les yeux très fort pour se libérer… et se retrouver dans des versions alternatives de lui-même, des versions si peu différentes : identiques, pour l’œil non averti. Un coucou un peu étrange se posant dans un nid déjà occupé par d’autres coucous…
Daniel ne restait jamais longtemps dans la même vie. Très tôt, de désespoir, il avait commencé à tuer, à sacrifier les autres pour améliorer sa fortune, comme s’il avait besoin de plusieurs essais pour arriver à ses fins et accomplir ce qu’il désirait. À cause de ces trahisons – de ces meurtres métaphysiques –, il était tombé très bas et avait fini au beau milieu de l’horrible et silencieuse fête : un fil cassé et malade, entouré de mondes décrépits.
Un nombre incalculable de destins étaient passés entre ses mains, tant et si bien que la source semblait s’être tarie. Il lui arrivait de se demander s’il avait tué l’univers tout entier.
Non. Il y avait bien pire que Daniel Patrick Iremonk : ces choses terribles qui rêvaient de l’attraper…
Peut-être les boîtes avaient-elles été laissées là sans surveillance, et Granger les avait-il trouvées sans savoir ce qu’elles étaient et ce qu’elles contenaient.
Un pauvre berger ignorant.
Une pile de bouteilles s’était accumulée dans un coin de la cuisine : Night Train, Colt 45, Wild Irish Rose. Même sur son monde d’origine, ces marques vendues chez tous les épiciers de quartier mettaient à rude épreuve les pécheurs et les faibles. De la gnôle bon marché, commune à toutes les versions de ce monde…
Ses pensées couraient aussi vite que cet esprit-ci – masse lente de matière grise polluée par des années d’alcoolisme, d’addiction à la drogue et de maladie – le permettait. Avec le serpent enroulé et prêt à mordre dans ses entrailles…
Daniel se redressa précipitamment et se frappa les bras ; sa peau était convaincue d’être infestée de minuscules bestioles. Après le tord-boyaux, des bêtes sur ta peau.
Il se rendit dans la salle de séjour et écarta le papier marron de la fenêtre. Dehors, les réverbères dessinaient des éclipses floues sur le trottoir et les pelouses.
Une voiture aux puissants phares bleus passa dans la rue, avec un bruit humide de pneus mouillés.
Depuis deux jours, comme il était incapable de bouger, il lisait. Il avait sorti journaux et magazines de la corbeille à recyclage située sous l’évier pour essayer de se figurer combien de temps il lui restait : combien de temps ils avaient tous devant eux avant que les signes se multiplient, que les cryptides prolifèrent, que les livres débordent d’absurdités… que la poussière et la moisissure recouvrent tout.
Bibi Lapin2 courut si vite
Qu’il oublia sa peau derrière lui,
Il dut chasser un autre lapin
Et enfiler
Ses habits.
Il ferma le store et tira une chaise au centre de la salle de séjour. Les pieds de la chaise grincèrent sur les lattes irrégulières comme une vieille femme enrouée.
Qu’y avait-il d’autre de différent dans ce monde ? À part l’absence désespérante de Daniel Patrick Iremonk…
Dis-moi ce qui est différent, Bibi Lapin.
D’où viens-tu ?
Daniel habitait aussi une ville appelée Seattle.
Une Seattle classique. Plus humide et grise que celle-ci, si c’était possible. Moins peuplée, et beaucoup moins riche. Une ville plus amicale, avec plus de communications directes, des maisons très proches les unes des autres – les gamins ne passaient pas des heures derrière leur écran d’ordinateur, enfermés dans des mondes artificiels –, mieux ancrée dans la terre. Un monde qui lui semblait plus approprié, meilleur, mais dans lequel il n’avait jamais eu sa place. Il avait passé sa vie à chercher un moyen de partir, une excuse pour disparaître, et avait fini par trouver les deux, à son infini regret. Toutefois, il n’aurait plus le loisir de regretter très longtemps…
Tu as oublié ta peau derrière toi.
Adolescent, il avait donné un nom à son talent : il se baladait. Il passait de fil en fil, changeait son destin… voyageait dans la cinquième dimension, à son grand avantage. Il jouait au Monopoly sans se déplacer de case en case : il se tortillait autour du plateau, ou plutôt creusait dans des piles de plateaux.
Les riches s’enrichissaient parce qu’ils étaient riches, mais les pauvres devenaient encore plus pauvres parce qu’ils devaient se plier aux règles, parce qu’ils étaient incapables de s’enfouir dans le jeu, telles des taupes de Monopoly, ou de sauter d’une partie à l’autre comme des lapins.
Ah, ce lapin, quel lapin !
Bibi Lapin sautait comme personne !
Adolescent, toujours, il avait décidé que le moment était venu pour lui d’étudier son talent, ce qui l’avait conduit de l’autre côté de la voie rapide, dans une vieille bibliothèque Carnegie, au coin de la 50e Rue et de Roosevelt Avenue. Elle était d’ailleurs toujours là. À la lumière douce de grands lustres en laiton et en verre laiteux, au son de la pluie battante sur les hautes fenêtres, Daniel avait lu les livres de vulgarisation scientifique de Gamow, Weinberg et Hawking, puis P.C.W. Davies, qui lui avait enseigné la relativité spéciale, les singularités et les constantes universelles.
Un certain Hugh Everett avait mis sur pied une interprétation de la mécanique quantique qui impliquait l’existence de mondes multiples, et deux David – Bohm et Deutsch, dont les pensées étaient très différentes – l’avaient familiarisé avec le concept de multivers. Daniel était parvenu à visualiser des réalités ramifiées, un alignement de cosmos quadridimensionnels disposés sur une cinquième dimension… des lignes-mondes tressées en une corde épaisse.
John Cramer, un professeur de l’université de Washington, avait théorisé la rétrocausalité – les particules reviendraient en arrière pour rendre le présent compatible avec le passé –, dont Daniel était persuadé qu’elle était à l’œuvre à l’intérieur de la boîte grise. Même s’il ignorait ce que cela signifiait.
En vieillissant et en développant son savoir-faire – on ne pouvait pas sauter en arrière pour rester jeune, et encore moins sauter en avant… juste de côté, en haut ou en bas –, il en vint à se considérer comme un athlète. Combien de sauts était-il capable d’effectuer, à quelle distance, dans quelle direction, avec quelle précision ?
Comment pouvait-il améliorer sa situation avec le plus d’efficacité ?
Où le conduirait sa quête de l’amour et de l’argent ?
Son objectif n’était pas facile à atteindre, et cela le frustra. À essayer de gagner plus d’argent, il comprit rapidement que l’amélioration de sa situation personnelle impliquait certains efforts et non pas un relâchement. Malheureusement pour lui, sa personnalité de base ne semblait pas très douée pour conserver beaucoup d’argent.
Il s’employa donc à améliorer sa vie aux dépens de celle d’un autre : c’était de la prédation. (N’était-ce pas la véritable nature de son talent ? Il avait vu cela si souvent : Daniel se débrouillant bien mieux qu’Untel, alors que c’était le contraire avant son saut. Mais il n’avait jamais pu le prouver. Et n’en avait peut-être pas envie.)
Daniel n’était jamais délibérément cruel. Il ne prenait pas plaisir à faire du mal. Il avait un genre de trouble obsessionnel. Il ne pouvait pas s’empêcher de chercher à améliorer son sort, sans pour autant avoir de plan à long terme, ni de conscience aiguë de sa destinée. Peut-être suis-je encore plus tordu et plus mal en point que ce pauvre, malade et famélique Charles Granger. Après tout, c’est moi qui l’ai fichu dehors.
Qui l’ai chassé de sa propre peau.
Il aurait bientôt besoin de bouger d’ici, mais comment ? Même s’ils habitaient deux versions d’une même maison et possédaient chacun une pierre, il ne savait même pas comment il s’était retrouvé dans Granger.
Il ne s’était jamais senti aussi isolé – même dans ses moments les plus difficiles, quand les ténèbres commençaient à se refermer sur lui – qu’ici sur ce trottoir à regarder passer les voitures. Il était temps de s’ouvrir, de tâter le pouls et l’humeur de vraies personnes avec de vraies émotions.
La nuit fut solitaire. Solitaire et effrayante. Être seul lui semblait beaucoup moins agréable qu’auparavant. Car, désormais, Daniel avait deux certitudes.
Ce monde approchait de sa fin. Et ce corps était sur le point de mourir.