Seattle
La ville était jeune. Incroyablement jeune.
La lune bleu argenté brillait au-dessus des nuages gris et duveteux. À l’est, au-dessus des collines, là où le soleil se lèverait bientôt, le ciel était aussi jaune que du beurre naturel.
La ville s’était couverte de rosée froide pour accueillir cette nouvelle journée : sur l’herbe fraîchement poussée, sur les vitres où elle dégoulinait en rus miniatures, accrochée à des balustrades métalliques sur lesquelles glissaient des doigts.
Ceux qui se réveillaient dans cette ville ne s’imaginaient pas à quel point elle était jeune et fraîche. Tous avaient des activités à planifier, des soucis qui monopolisaient leur attention. Pour sentir le parfum béni et doux de la nouveauté, il fallait être capable de percevoir cette bouffée de différence, cet autre chose.
Chacun s’occupa de ses affaires.
Le jour céda la place au crépuscule.
Personne ne remarqua le changement.
Ce soupçon de perte.
Ginny sursauta et faillit pousser un cri à la vue de la vieille Mercedes grise dans le grand rétroviseur du bus métropolitain. Arrêtée sur la file adjacente à deux longueurs de voiture de là, elle bloquait le trafic. La lunette arrière fumée, la fissure parfaitement visible sur le pare-brise bigarré…
Ce sont eux : l’homme au dollar en argent et la femme aux paumes enflammées.
La porte avant du bus s’ouvrit, mais Ginny recula dans l’allée. Elle avait abandonné l’idée de descendre un arrêt plus tôt pour se dégourdir les jambes et réfléchir.
La conductrice, une femme noire grassouillette – sclérotique ivoire, yeux noisette, rouge à lèvres rouge foncé, incisives serties de diamants –, qui sentait toujours My Sin après une longue journée de travail, la regardait fixement.
— Quelqu’un te suit, chérie ? Je peux appeler les flics, dit-elle en tapotant le bouton d’appel d’urgence avec un ongle long et nacré.
Ginny secoua la tête.
— Il ne vaut mieux pas. Ce n’est rien.
La conductrice lâcha un soupir, ferma la porte et redémarra. Ginny s’assit et posa son sac à dos sur ses genoux. Le poids de sa boîte lui manquait mais, pour le moment, elle était en lieu sûr. Elle regarda par-dessus son épaule par la lunette arrière du bus.
La Mercedes ralentit et tourna dans une rue transversale.
Avec sa main valide, elle fouilla dans une poche latérale de son sac et trouva un morceau de papier. La femme médecin du dispensaire lui avait retiré son bandage crasseux et s’était occupée de ses brûlures pendant une bonne demi-heure. Elle lui avait aussi injecté une dose massive d’antibiotiques et posé beaucoup trop de questions.
Ginny se retourna vers l’avant du bus et ferma les yeux. Elle sentit les passagers la frôler, entendit les freins haleter et siffler, les portes s’ouvrir et se refermer avec des froufrous de caoutchouc.
La doctoresse lui avait parlé d’un vieil homme excentrique mais gentil qui vivait dans un entrepôt empli de livres et avait besoin d’une assistante. Peut-être à long terme. Il avait de la place, et c’était un endroit sûr, en règle. La femme ne lui avait pas demandé de la croire sur parole. C’eût été exagéré.
Elle lui avait imprimé un plan.
Ginny avait décidé de suivre les conseils du médecin car elle n’avait nulle part où aller. Elle déplia la feuille de papier. Plus que quelques arrêts. Première Avenue Sud, c’est-à-dire au sud des deux énormes stades de la ville. Le ciel s’obscurcissait ; il était presque 20 heures.
Avant de monter dans le bus – avant de voir ou d’imaginer la Mercedes grise –, Ginny avait trouvé un prêteur sur gages à un pâté de maisons du dispensaire. Elle y avait laissé sa boîte et la pierre de la bibliothèque, tel Queequeg revendant sa tête réduite.
C’est sa mère qui l’appelait « la pierre de la bibliothèque » ; son père, lui, préférait « le messager », mais ni l’un ni l’autre n’avaient jamais daigné lui expliquer ces deux expressions. La pierre – un truc anguleux qui paraissait avoir été brûlé et que ses parents gardaient dans une boîte aux parois doublées de plomb de cinq centimètres de côté – était le seul objet « de valeur » possédé par sa famille nomade. Ni sa mère ni son père ne lui avaient dit où et quand ils l’avaient trouvée. Ils l’ignoraient probablement ou bien ne s’en souvenaient plus.
La boîte semblait peser toujours le même poids ; cependant, quand elle faisait glisser son couvercle cannelé – en tournant la boîte dans un sens particulier, sinon cela ne fonctionnait pas –, il arrivait à sa mère de s’écrier : « Le messager est parti à contresens ! » Et de révéler à sa fille dubitative l’intérieur vide du cube.
Parfois, pourtant, la pierre était bien là, posée sur son support molletonné, aussi solide, réelle et inexplicable que le reste de leur existence.
Enfant, Ginny pensait que leur vie était un genre de tour de magie, comme la pierre dans la boîte.
Lorsque, avec son aide, le prêteur sur gages avait ouvert la boîte, la pierre était bien à sa place. Son premier coup de chance depuis des semaines ! Il l’avait prise dans ses mains pour l’examiner de près, mais la pierre, comme à son habitude, avait refusé de se laisser retourner, en dépit des efforts acharnés de l’homme.
— Bordel de merde ! Qu’est-ce que c’est ? Un gyroscope ? avait-il demandé. En tout cas, cette saleté est bien fichue.
Il avait griffonné un ticket et lui avait donné dix dollars.
C’était tout ce qu’elle avait sur elle : un plan sur un morceau de papier, un itinéraire de bus, et dix dollars qu’elle avait peur de dépenser car elle craignait de ne plus jamais être en mesure de récupérer la pierre, le seul souvenir qui lui restait de sa famille. Une famille singulière qui avait cherché fortune d’une manière spéciale, sans jamais rester longtemps au même endroit – pas plus de quelques mois –, comme si elle était poursuivie.
Le bus s’arrêta le long du trottoir et ses portes s’ouvrirent. La conductrice lui lança un regard triste tandis qu’elle descendait.
La porte se referma et le véhicule s’éloigna.
D’ici quelques minutes, la conductrice aurait oublié cette fille mince aux cheveux bruns et au comportement bizarre qui paraissait effrayée et regardait toujours par-dessus son épaule.
Ginny resta un instant immobile dans la lumière déclinante. Loin au sud, des avions dessinaient des traînées dorées dans le ciel bleu marine. Le bruit du trafic était audible à l’est comme à l’ouest, quoique filtré et étouffé par les longs bâtiments industriels. Quelque part, une alarme de voiture retentit avant d’être coupée dans un couinement déçu.
Plus bas, dans la rue, un unique restaurant thaï déversait une lumière chaude sur le trottoir par ses fenêtres et sa porte ouverte.
Elle eut un soupir affamé et scruta l’artère dans les deux sens. Rien n’y bougeait, à l’exception des feux de position du bus. Elle mit son sac sur ses épaules, traversa la route et s’arrêta dans la lumière orange acide d’un lampadaire. Elle leva les yeux vers la façade verte du hangar. Elle se cacherait ici, et personne ne la retrouverait. Personne ne saurait jamais rien.
Oui, c’était la meilleure chose à faire.
Elle avait l’habitude d’effacer ses traces et de se faire oublier. Et, si le vieil homme se révélait être un pervers, elle s’occuperait de lui. Elle avait déjà vu pire, bien pire.
À l’extrémité nord du hangar, une clôture grillagée entourait une rampe en béton et un parking désert. En bas de la rampe, un portail fermé donnait sur la route. Ginny chercha des caméras de sécurité du regard, mais n’en trouva aucune. Pour attirer l’attention, il n’y avait qu’une vieille sonnette en plastique couleur ivoire montée sur un boîtier en cuivre vert. Elle vérifia l’adresse sur le plan. Examina l’entrepôt. Enfonça ses doigts dans un losange du grillage.
Appuya sur le bouton.
Quelques instants plus tard, alors qu’elle était sur le point de s’en aller, le portail bourdonna et s’ouvrit. Pas de voix ni de bienvenue.
Ses épaules s’affaissèrent de soulagement ; elle était si fatiguée.
Après tout ce qu’elle avait enduré, elle n’osait plus espérer. Rapidement, elle mit son talent à contribution et chercha une meilleure façon d’agir, une chose plus intelligente à faire, mais elle ne trouva rien. Celui-ci était le seul chemin valable. Les autres menaient tous à la forêt et à la tempête tourbillonnante bleu-blanc.
Ces quelques derniers mois, son champ d’action n’avait cessé de se réduire. Cet entrepôt, Seattle, le dispensaire, la gentille femme médecin… jamais elle n’aurait pu imaginer tout cela.
Ginny poussa le portail et s’engagea sur la rampe. Le portail se referma derrière elle avec un couinement rauque.
C’était son dix-huitième anniversaire.