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Denbord et Macht testèrent la bande avec la pointe de leurs bottes.
— Elle est solide, dit Denbord à Tiadba, pendant que Herza et Frinna l’essayaient à leur tour. On peut traverser ici.
— Le signal est moins fort dans cette direction, intervint Khren. Il est beaucoup plus puissant par là. Nous devrions longer la bande.
— Elle est longue et large, rétorqua Shewel. Elle ne restera pas solide très longtemps. Et puis, il y a un genre de bosse, droit devant. On voit de l’autre côté, ou plutôt on devrait voir quelque chose à cause de la manière dont la lumière voyage ici, mais il n’y a rien : les ténèbres, c’est tout.
— Ce qu’il appelle une « bosse » ressemble à une… comment dit-on, déjà ? demanda Khren.
Tiadba leur avait lu d’autres histoires. Certaines décrivaient des éléments de paysage dont ils n’avaient pas encore fait l’expérience.
— Une « montagne », répondit Tiadba. Quand il y en a beaucoup, on parle d’une « chaîne de montagnes ».
— Bref, peu importe… C’est là-bas que nous devrions aller.
— Qu’y a-t-il à l’extrémité de cette bande ? demanda Tiadba à son armure.
— Autrefois, commença la voix de Pahtun, il y avait le val des Dieux morts. Il s’agissait d’une large fissure au fond de laquelle se dressaient dix maisons, dont la Maison du sommeil vert, sise dans un genre de cuvette à contre-spirale. Nombre de marcheurs s’y sont perdus et ont été emprisonnés dans un nœud coulant temporel. La tour a modifié l’arc du signal afin de contourner le val. Selon les dernières observations, cependant, celui-ci aurait cédé la place à une ombre, un manque de détails.
— De quand datent ces observations ? intervint Nico.
— Cent mille années de la Kalpa. Toutefois, la contre-spirale de notre approche change la donne. Si nous arrivions d’une autre direction – si nous ne suivions pas le signal –, nous pourrions bel et bien tomber sur le val. La Maison du sommeil vert est ou était un piège très puissant. Si le val et la maison ont changé, il se peut que nous trouvions d’autres pièges sur notre route. Mais rien n’est moins sûr.
— Encore des leurres du Typhon ? demanda Nico.
Il s’accroupit près de la bande et en testa la surface avec un trépied. Celle-ci semblait dure comme du verre.
— Peut-être, confirma la voix de Pahtun. La bande passe tout près du val. Toutefois, si le signal nous indique cette direction, il y a de fortes chances pour qu’elle soit sûre.
Ils se retournèrent tous vers Tiadba. Elle se sentait de plus en plus lasse. Ses pensées étaient polluées par une tristesse sous-jacente, comme si elle conduisait ses compagnons marcheurs dans un piège pire que les échos, pire encore que la Décharge des Glisseurs ou les charniers bouillonnants qu’ils avaient déjà rencontrés. Et pourtant le signal était fort. Ils n’avaient pas le choix ; le signal était leur seule chance.
— Nous pourrions rester d’un côté ou de l’autre de la bande, proposa Khren, mais, avec toutes ces fissures, cela risquerait d’être difficile. Nous mettrions beaucoup plus de temps.
Ils craignaient tous que la Kalpa finisse par tomber et que le signal se taise pour de bon. Ou, pis, qu’il les trompe, ce que Pahtun affirmait impossible.
— Nous emprunterons la bande, décida enfin Tiadba. Khren, reste aussi loin derrière que possible. Herza et Frinna, passez devant. Au moindre signe de ramollissement…
Ils se mirent en formation et prirent la direction de la « bosse ».
Ils marchèrent pendant ce qui leur parut une très longue période de temps avant d’être forcés de quitter la bande. Ils se cachèrent dans une des crevasses qui prenaient naissance à la base de la chaussée pour regarder passer les Silencieux. Il y en avait des dizaines et des dizaines, des vagues entières, qui déferlaient à grande vitesse sur la surface large et laiteuse. Un long – très long et très ennuyeux – moment passa avant que la bande recouvre la dureté du verre et qu’ils puissent se remettre en route.
Le faisceau incurvé du Témoin fouettait le ciel. Quelque chose était en train de se passer quelque part dans le Chaos. Des plumets de ténèbres jaillissaient du sable avant de se rétracter et de prendre la forme de têtes fantomatiques suspendues au-dessus du sol.
Une étape et une éruption de vapeur noire plus tard, Khren décela un changement dans le ciel, sur leur gauche, très loin du vecteur indiqué par le signal. Mais aucun de ses camarades ne réussit à voir la même chose que lui.
— Mes yeux sont en train de me lâcher, se plaignit Khren, découragé.
— Les miens aussi, dit Shewel.
— À quoi cela ressemblait-il ? insista Nico, avec une pointe de colère.
— Arrêtez ! intervint Tiadba. Si vous continuez, il va inventer n’importe quoi pour nous faire plaisir.
— Je ne ferais jamais une chose pareille, s’indigna Khren.
— Je propose que nous fassions une pause…
— C’est encore là, dit Herza, tandis que Frinna désignait une direction du doigt.
Toutes les deux avaient vu une lueur bleutée dans un creux, entre deux buttes de terre brune craquelée.
Alors les armures prirent la parole :
— Peut-être s’agit-il d’un autre Pahtun ou d’un voyageur parti de la Kalpa bien avant vous.
Les marcheurs accueillirent cette hypothèse avec scepticisme.
— Une tromperie ? demanda Nico.
Pas de réponse. Tout pouvait être un leurre : à l’exception du signal, rien n’était digne de confiance.
— Je vais vérifier par moi-même, lâcha Macht, fatigué par ce voyage monotone. Un peu d’escalade et de course me feront le plus grand bien.