Quartier de l’Université, Seattle
De quoi rêvent-ils ? Encore combien de temps avant qu’ils ne puissent plus dormir du tout ?
C’était le matin, et Daniel observait avec soin les conducteurs qui défilaient devant lui. Enfin, lorsque c’était possible. Dans ce monde, ils étaient nombreux à se cacher derrière des vitres teintées, comme s’ils étaient timides ou effrayés. La tête immobile, ils le voyaient du coin de l’œil, évitant de croiser son regard. Certains lisaient son carton et souriaient – lui faisaient signe –, d’autres criaient des injures. Des gens bien, élégants, qui ne s’arrêtaient jamais pour lui donner de l’argent. Quelques-uns, très peu nombreux, pour lesquels il ne pouvait s’empêcher d’avoir de la peine, abaissaient leur vitre et lui donnaient leur monnaie ou quelques dollars. Les autres ne le voient pas, ne le verront pas. Aïe, les voitures s’ébranlent, il est trop tard. J’aurais donné quelque chose, je suis si triste pour vous autres, qui n’avez pas eu de veine…
Combien de temps avant que tout le monde se retrouve dans le même pétrin ? Les destins s’épuisaient, les mondes s’amalgamaient tels les tendons desséchés d’un cadavre, attendant d’être découpés… Des tiges trop courtes dans un bouquet mort.
Pendant quelque temps, la route se vida, il y eut moins de passage. Il entendait le vent souffler dans les buissons et les jeunes aulnes qui poussaient le long du trottoir. Il avait plu par intermittence toute la journée. L’eau avait traversé son manteau, imbibé son Pendleton acheté dans une friperie, son caleçon long en laine, ses chaussettes, qui baignaient dans ses chaussures. Ne porte jamais des chaussures de qualité et n’oublie pas de frotter un peu de saleté sur ton manteau et tes vêtements après les avoir lavés. Salis-toi bien les mains. Que de la boue diluée goutte de tes doigts lorsque tu prendras leurs quelques pièces et leurs rares billets…
Pour manger, Daniel Patrick Iremonk était forcé de faire semblant. Pour le moment.
Une petite Volkswagen s’arrêta à sa hauteur – jaune, familière – il y avait des Volkswagen de ce type sur son monde avant les ténèbres et la poussière couleur de cendre, avant le vol irréfléchi. Derrière le volant, un jeune homme rondelet aux joues cerise, au nez retroussé et aux cheveux noirs, épais et coupés très court. Il portait une veste de costume grise aux manches trop courtes par-dessus une chemise rayée rose : un commercial, devina Daniel. Pas beaucoup d’argent en banque, des dettes, mais sa voiture était propre et ses vêtements repassés.
Daniel brandit son panneau en carton :
« Je n’ai plus de travailUne petite pièce pour mangerDieu vous bénisse !!! »
Daniel était capable de bloquer le feu au rouge pendant cinq ou six minutes… jusqu’à ce que les conducteurs, à bout de nerfs, abaissent leur vitre et lui donne un peu d’argent pour payer leur passage, pour poursuivre leur route. Mon Dieu, que ce feu est long !
La file de voitures s’étirait jusqu’à l’autoroute.
De l’autre côté du carrefour, Florinda – la femme maigre et brune – ressemblait à un fagot de brindilles. Elle tenait un morceau de carton brun et corné sur lequel elle avait griffonné un message mal orthographié. Elle regardait rarement les conducteurs ; elle avait choisi le mauvais emplacement, car le trafic ne s’arrêtait jamais de son côté.
Florinda n’était pas loin de la cinquantaine et avait le visage flanqué de mèches de cheveux crêpés. Fumeuse invétérée, elle devait se contenter des endroits les moins intéressants. En effet, elle s’absentait tous les quarts d’heure pour avaler quelques bouffées, ce qui lui valait immanquablement de perdre sa place au profit de mendiants plus agressifs.
Le rouge s’éternisait. Un rouge frustrant, avide de temps, qui vous poussait à pianoter d’impatience.
Contrarié, le commercial se tourna vers Daniel. Il était de ceux qui respiraient par la bouche, observa Daniel : la bouche entrouverte, la lèvre inférieure molle. Impossible de voir ses yeux à cause de la lumière rasante du soleil qui éclairait Wallingford.
L’homme finit par se pencher avec une grimace et baissa la vitre avec un mouvement de rotation de l’épaule.
— Je vous donnerai de l’argent si vous me laissez passer, dit-il.
— Bien sûr, répondit Daniel en se voûtant, car il avait besoin de voir ses yeux.
Le conducteur baissa la tête et glissa sa main potelée sous la boucle carrée de sa ceinture de sécurité.
Daniel ne pouvait plus retenir le feu que pour quelques secondes : s’il tardait trop, les techniciens remarqueraient quelque chose et enverraient des réparateurs et peut-être même des policiers. Par deux fois, il avait dû abandonner ce coin parce qu’il avait fait durer le feu rouge trop longtemps, parce qu’il avait manipulé trop ouvertement ces minuscules morceaux de destin.
— Voilà, reprit le conducteur en lui tendant quatre billets de un dollar tout chiffonnés. Ne posez aucune question et ne me mangez pas, monsieur le troll7.
Daniel fourra les billets dans la plus profonde des poches de son manteau. Leurs regards se croisèrent : celui de l’homme, bleu et direct, celui de Daniel, solide, grand, délavé.
Une étincelle le picota à la base de la colonne vertébrale.
— Je fais des mauvais rêves, confessa le conducteur. Et vous ?
Daniel hocha la tête et déplia brusquement le bras. Le feu passa au vert.
Le prélude avant le déluge.
Il sentait la vague hideuse, qui clapotait déjà sur les plages claires de ce monde. Le premier signe : des réfugiés comme lui, pétrels blessés, essoufflés et désespérés rampant sur la côte, les ailes brisées.
Et alors…
De mauvais rêves.
Il existait des façons d’évaluer le temps qui lui restait… de mesurer combien de jours, de semaines, de mois. Il était devenu un expert dans la prévision des tempêtes.
Daniel replia son carton et l’agita à l’attention de Florinda, de l’autre côté de l’intersection.
— Cela suffit pour aujourd’hui, cria-t-il.
— Pourquoi partir maintenant ? demanda-t-elle. C’est bientôt l’heure du déjeuner pour ceux de la haute.
— Tu veux ma place ?
L’emplacement de Daniel était de première qualité : à gauche de la rampe, du côté des conducteurs.
— Pas si tu comptes me taper dessus à ton retour…
— Je serai absent toute la journée. Je reviens demain matin. Mais ne l’abandonne pas à un connard quelconque pour aller fumer.
— Pas d’inquiétude, le rassura Florinda avec un sourire étonnamment sain.
Elle avait encore toutes ses dents.
Daniel aurait aimé pouvoir en dire autant.
Il fourra son panneau dans un sac-poubelle qu’il cacha dans des buissons, puis s’engagea sur la 45e Rue, dépassa des restaurants asiatiques, des boutiques de cassettes vidéo, des salles de jeu. Il s’arrêta devant une librairie – mais elle ne vendait que des best-sellers en éditions de poche – tourna à gauche dans Stone Way, longea des résidences, passa devant une épicerie fine… puis d’autres résidences, des plombiers, des quincailliers.
Il entama la longue descente vers le lac Union.
Daniel avait commencé ses recherches trois jours plus tôt en prenant un bus pour se rendre à la bibliothèque du centre : non pas la vieille bibliothèque qu’il connaissait bien, mais un énorme et effrayant parallélogramme de métal brillant. Les différences étaient à la fois terrifiantes et rassurantes. Il avait parcouru tellement de chemins… ce qui était une bonne chose. Une chose triste, aussi. Il avait tant laissé derrière lui.
Il ne trouva pas le livre qu’il cherchait, et aucun autre exemplaire n’était disponible dans d’autres bibliothèques.
En dépit de son éreintement et de son usure, une nourriture plus saine et l’absence d’alcool avaient redonné de la force au corps de Charles Granger. Aussi ne lui fallut-il que trente-cinq minutes pour atteindre le Seattle Book Center : les articulations en feu, les mains tremblantes et le cœur battant la chamade.
À un pâté de maisons et demi du Ship Canal, du côté est de la large artère, trois libraires se partageaient un immeuble d’un étage brun et gris. Dans le dernier monde qu’il avait visité, il y avait aussi des libraires dans ce quartier : coïncidence qu’il choisit d’ignorer, compte tenu des changements nombreux et radicaux qu’il avait constatés.
Il passa devant la vitrine argentée, quasi opaque. Des livres d’art de tailles diverses formaient des rangées hétéroclites, la tranche tournée vers la rue, anonyme.
Il poussa la porte et fit tinter une clochette. Le libraire l’avisa aussitôt, mais ne s’inquiéta pas de sa présence. Voir quelqu’un comme lui – avec l’apparence qui était la sienne dans ce monde – n’était pas inhabituel sur les routes qui conduisaient à l’université. De nombreux jeunes sans abri et autres mendiants traînaient dans le quartier, se débrouillant comme ils le pouvaient.
Une vision ordinaire.
Daniel avala sa salive et jaugea le libraire : trapu, proche de la soixantaine, de taille moyenne, légèrement voûté, les cheveux longs, le regard calme et expérimenté, tranquille, un peu ennuyé, sûr de lui.
— Puis-je vous aider ?
Daniel se concentra pour que sa voix ne chevrote pas. Comme tous les lieux victimes d’altérations, les bibliothèques et les librairies lui faisaient peur. Toutefois, il ne tremblait pas à cause de cela ; il venait de sevrer son corps de sa dose quotidienne de un litre de Night Train et de deux litres de Colt 45.
— Je cherche un livre sur les cryptides, répondit-il. Sur des animaux étranges dont on pense l’espèce éteinte ou dont l’existence reste à démontrer. Des nouvelles espèces. Des monstres. J’ai un titre en tête…
— Accouche, dit l’homme avec un sourire las.
Daniel cligna des yeux. Il n’était pas habitué à ce genre de familiarité. Il étudia le libraire – un gars trop perspicace. Les éclaireurs et les chasseurs pouvaient être partout.
Ou bien l’homme s’adressait-il simplement à un client qui, comme lui, connaissait son sujet ? La communauté des amoureux du livre était habituée aux excentriques.
— Des signes, continua Daniel en essayant de réprimer un tic nerveux dans son œil gauche. Des signes de mauvais augure dissimulés dans des animaux bizarres. Perdus dans le temps ou l’espace.
— Je préférerais un titre… Ce n’est pas un titre, n’est-ce pas ?
— Je ne connais pas le titre… ici, mais l’auteur s’appelle toujours Bandle, David Bandle.
— B-A-N-D-L-E ?
— Exact.
Daniel déglutit avec difficulté. Son front était humide à cause de cette conversation un peu trop prolongée.
Le libraire, pour sa part, ne semblait pas perturbé.
— Je me souviens d’un livre de cryptozoologie écrit par un Bandle ou quelque chose d’approchant… La Quête de la bête cachée, je crois.
— Ah oui ! c’est peut-être bien cela, acquiesça Daniel.
— Je ne l’ai pas, mais je peux effectuer une recherche en ligne.
— Ce serait gentil. Je cherche l’édition la plus récente. Euh… combien me coûtera-t-il ? Je ne suis pas très riche.
Ce corps n’était pas habitué à sourire : mauvaises dents et haleine irrespirable. Il parvint néanmoins à dessiner des parenthèses de part et d’autre de sa bouche.
— Oh ! trente dollars pour un exemplaire d’occasion. Ce n’est pas un livre très vieux, non ?
— Peut-être. Je ne sais pas.
— Il me faut un acompte de dix dollars. Le reste, quand j’aurai reçu le bouquin – sans doute dans une semaine ou deux. Votre adresse ?
Daniel secoua la tête.
— Je reviendrai.
Il sortit deux billets de cinq crasseux de sa poche et les étala, l’un à côté de l’autre, sur le comptoir. Je peux dire au revoir à mon dîner.
Le libraire lissa les billets et remplit un reçu.
— J’ai toujours aimé ce genre de livre, dit-il. Des aventures dans des endroits reculés, des créatures depuis longtemps oubliées. Des histoires merveilleuses.
— Oui, merveilleuses, acquiesça Daniel en empochant le reçu.
— On vient de recevoir une belle collection d’histoires d’exploration sous-marine : Beebe, Piccard, ce genre de trucs.
— Non, merci.
Daniel s’inclina et sortit de la boutique en agitant la main. Très bien, encouragea-t-il son nouveau corps. C’est un bon début.
Il avait appris à faire confiance à Bandle. Des années plus tôt, dans un autre monde, une autre vie, son étude des cryptides lui avait donné des indices essentiels. Bandle répertoriait les témoignages d’apparitions d’animaux qui ne pouvaient pas exister : serpents de mer, bêtes à moitié humaine, perce-oreilles aussi gros que des rats. C’étaient d’excellents indicateurs. Variations, permutations – mises en garde – réunies dans un même texte au sérieux indiscutable.
Tandis qu’il s’éloignait, Daniel se dit qu’il ne reviendrait probablement pas. Quelque chose dans la façon dont le libraire l’avait accueilli… Parler de Bandle si près de la fin avait sans doute été une erreur.
Dix dollars… fichus en l’air.
Daniel se tenait sur le rebord habillé de métal du trottoir. Les nuages lumineux et le soleil d’automne très bas étaient éblouissants. Quel monde superbe.
On est ce qu’on laisse derrière soi.
Un jour, son grand-père lui avait rendu visite en prison et lui avait dit :
« Où vas-tu comme cela, jeune homme ? Y a-t-il quelque chose que tu ne ferais pas pour arriver là-bas ? À la fin, tu laisses tant de choses derrière toi, que tu te retrouveras devant Dieu aussi vide que cette satanée boîte secrète que tu trimballes. Tu es tellement vide que tu n’es même plus toi-même, et le paradis ne t’importe plus guère. »
Daniel commença à pleurer.