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L’autre occupant de l’appartement prit la couleur et la texture du sol jonché de seringues, des murs minables et du plafond troué. Il produisait un son qui rappelait des ténèbres enneigées, un son qui ne s’arrêtait jamais, immuable. Il attendait, prisonnier de cette chambre, depuis toujours. Il ne demandait qu’à se plaindre à qui voulait lui prêter une oreille attentive. Jack venait tout juste de remarquer sa présence. Et sa vue le paralysait.

L’occupant prit l’initiative et bougea… sans bouger. Il changea de position, Jack en était certain, mais pouvait-il se permettre d’avoir des certitudes ? Il se retourna pour regarder de plus près le défaut, le flou qui se tenait entre la porte et lui. Un flou qui avait toujours été là, semblait-il, là et nulle part ailleurs. Il s’était donc trompé.

Il l’apercevait de nouveau. Pour la première fois.

Les paupières de Jack papillonnèrent, tentant de se fermer. Un sommeil artificiel le réclamait, voulait le recouvrir comme un linceul. Il avait à tout prix besoin de ne plus voir, de s’éloigner de la chose impossible devant lui. Son esprit était incapable de traiter cette information et de la garder en mémoire. Ses méninges refusaient de fonctionner. Bientôt, il serait perdu, il resterait figé comme l’autre. Il se protégerait de la seule manière accessible aux habitants de ce purgatoire. Il rassemblerait autour de lui le sol, les murs et le plafond et se cacherait à découvert.

— Je ne veux pas causer d’ennuis, commença Jack d’une voix tremblotante. Je veux juste partir d’ici.

L’averse de neige sonore se mua en pleurs granuleux et constants : les larmes d’une peine gelée, le bruit le plus triste qu’il ait jamais entendu. L’autre se débarrassa de son camouflage, devint plus solide et plus humain : deux bras, une masse informe en guise de tête, un tronc monté sur deux jambes.

— Où voulez-vous aller ? sembla-t-il demander. Emmenez-moi avec vous.

— Je ne sais pas comment.

Jack distinguait à peine un visage doté d’un trou là où aurait dû se trouver la bouche, et de deux puits verts et profonds qui faisaient office d’yeux.

— Sortez-moi d’ici.

— Vous ne pouvez pas partir ? demanda Jack, nauséeux.

— Non, siffla la chose.

Elle se rapprocha – elle avait toujours été tout près de Jack, et ne le quitterait jamais –, le bras tendu comme si elle voulait lui poser la main sur l’épaule. Sauf qu’elle n’avait pas de main.

Pas encore.

Le piège se refermait.

Jack ne pouvait pas sauter. Pas de chemins ni de liberté, rien que des rubans nauséabonds de non-couleur, de non-obscurité terminés par des nœuds semblables à des tumeurs palpitantes prêtes à s’étendre, à tout consumer.

Le tissu est en train de pourrir. Le tissage se défait. Les extrémités des fibres s’effilochent, se dédoublent et forment des boucles. Voilà où je suis : un monde enfermé dans une boucle.

Jack se pencha en arrière pour hurler.

Son cri se délita, se mua en gémissement d’animal mourant, pas plus bruyant que les couinements de ses rats.

— Restez… J’ai un peu de nourriture pour vous, dit la silhouette.

Soudain, Jack reconnut le visage flou.

C’était Burke. Son colocataire.

Un crochet mordit dans sa colonne vertébrale et le tira en arrière. La douleur fut insoutenable. Avant qu’il ait eu le temps de penser à la mort ou à des gorges sans voix – à la patte informe posée sur son épaule, qui lui proposait de la rejoindre dans une éternité figée –, on le tira sans ménagement.

Une fois de plus, il voulut crier ; il donna tout ce qu’il avait. Le bruit étranglé se propagea sur des milliers de chemins gris terminés en cul-de-sac… avant qu’on le tire dans une autre direction, qu’on le traîne en travers d’un millier d’autres lignes-mondes. Les fragments de lumière qui parvenaient à ses yeux devenaient plus chauds et plus vifs, puis froids et ternes. Et, sans lui laisser aucun répit, il y eut un nouveau coup sur la corde. Jack savait qui était à l’autre bout de la ligne, qui tournait le moulinet. Il sentait ce contact si sucré et si rassurant, pareil à celui de la mouche sur le fil.

Jack Rohmer était arraché à des rivières de tristesse par un maître pêcheur d’hommes.