Seattle
Un artiste de rue se devait de satisfaire tous ses clients. Avec les femmes, il était jeune, charmeur et drôle ; elles devaient le trouver amusant et le désirer un peu. Pour les hommes, il devait rester un peu ridicule, clownesque : le contraire d’une menace, en dépit de son physique agréable. Les enfants devaient reconnaître en lui l’un d’entre eux… même si eux ne savaient pas chanter et danser en jonglant avec des marteaux et des rats.
Jack s’en sortait plutôt bien. Son public avait déposé environ vingt-huit dollars dans son chapeau en toile mou planté sur le trottoir du magasin Tiffany’s du centre.
Ce jour-là, comme tous les jours depuis deux ans, Jack travaillait avec des rats vivants. Ils étaient habitués à se laisser manipuler, et lui ne les faisait jamais tomber. Jamais. Les animaux n’appréciaient pas forcément de voler dans les airs, de tourner cul par-dessus tête, de voir de leurs petits yeux noirs ou roses le ciel, le sol et les mains de Jack défiler et se succéder à toute allure, mais ils n’avaient guère le choix. Au moins, Jack les jetait et les rattrapait en douceur, les nourrissait et leur donnait toujours des choses intéressantes à voir à travers les barreaux de leur cage pendant qu’ils faisaient leur toilette. D’autres rats avaient connu pire sort.
Vers 16 heures, la foule commença à évacuer les canyons de béton pour rentrer chez elle. Jack remballa la cage et tout son attirail, qu’il accrocha à ses garde-boue. La remontée serait longue ; il devrait quitter le centre en prenant Denny Way, avant de rallier Capitol Hill.
Il n’était pas très enthousiaste à l’idée de se rendre au dispensaire Broadway. En chemin, il s’arrêta chez Ellen. Son petit bungalow gris était situé derrière un jardin, sur un mur de soutènement de un mètre de haut. Comme Ellen était en voyage, il trouva les clés là où elle les avait cachées pour lui. Il ouvrit la porte du garage et posa les rats sur une poutre, hors de portée des chats.
Lorsqu’il le voulait, Jack pouvait être très beau. Pour Ellen, il s’était fait modérément séduisant. L’attirance qu’elle éprouvait pour lui restait mystérieuse. Elle ne le considérait pas comme son fils, mais ne voulait pas coucher avec lui. Enfin, pas vraiment. En tout cas, il appréciait qu’elle s’occupe de lui. Grâce à elle, il avait l’impression d’avoir des racines. Contrairement aux autres, elle était capable de se souvenir de lui pendant plusieurs semaines d’affilée. Cependant, il préféra déplacer quelques objets dans le salon.
C’est elle qui lui avait recommandé de se rendre au dispensaire.
— Même les saltimbanques ont besoin d’un check-up de temps à autre, avait-elle dit.
Il repensa au dîner de la semaine passée. Elle avait sorti son argenterie, ses verres en cristal et sa vieille porcelaine, lui avait servi du saumon aux baies avec du riz et du fenouil revenu dans du beurre. Elle l’avait observé à la dérobée avec un mélange de désir et d’appréhension, et il avait tâché de la récompenser… Pas trop ouvertement, cependant, en gardant ses distances.
Ellen n’était ni une chasseresse ni une espionne. Toutefois, il était essentiel de rester vigilant, surtout quand il se sentait en sécurité.
Comme elle le lui avait demandé, il rentra son courrier, tria et jeta ses déchets, et vérifia si ses aspidistras et le citronnier qu’elle gardait à l’intérieur devant sa baie vitrée avaient besoin d’être arrosés.
Jack resta quelques minutes devant la fenêtre et nota la distance importante qui séparait chaque réverbère. Il se demanda à quoi ressemblait cette rue en pleine nuit, dans l’obscurité totale. Ou, mieux encore, très tôt le matin, lorsque toutes les lumières étaient éteintes et que le soleil pointait à l’horizon. Il la voyait presque ; l’image était là, devant lui, sauf qu’il voyait aussi quelque chose qui n’aurait pas dû se trouver là. Les maisons, de l’autre côté de la rue, semblaient faites de verre et laissaient deviner, loin derrière, une plaine désertique d’un noir d’obsidienne, parsemée d’énormes objets indistincts, vivants d’une manière singulière, pleins de haine et d’envie, impitoyables.
Il lâcha un grognement, ferma les yeux et secoua la tête jusqu’à faire revenir la lumière de l’après-midi, puis tira rapidement les rideaux.
La salle d’attente du dispensaire était bondée. Les médecins s’occupaient de sept mamans et de leurs enfants. Jack aimait beaucoup les enfants. Cependant, lorsqu’ils ne se sentaient pas bien ou lorsqu’ils étaient dans le besoin, ils le mettaient mal à l’aise, le faisaient se sentir inutile. Le regard détourné, il les écoutait tousser, renifler, pleurer, se disputer des jouets…
Il pianotait sur l’accoudoir en bois de sa chaise, accompagnant la chanson sautillante qu’il fredonnait dans sa barbe lorsqu’il jonglait : plus une série de grognements mélodieux qu’une véritable chanson.
Un vieil homme se leva en entendant son nom et reposa un exemplaire du Seattle Weekly sur la table basse. Jack attrapa le magazine, feuilleta rapidement les pages médias – il n’appréciait que modérément la télévision et le cinéma – et survola quelques comptes-rendus de concerts. Il était constamment à la recherche de nouvelles musiques.
Il était en train de lire une analyse formelle de la musique d’un groupe de fusion-ska, lorsque les mots basculèrent sur la gauche de la page. Quelque chose vrombissait dans sa tête. Puis apparut et resta suspendu devant ses yeux : un nuage de grands insectes ailés, illuminés par un puissant faisceau de lumière. L’image se brouilla et les insectes disparurent dans la peinture crasseuse d’un mur derrière les chaises et le coin où jouaient les enfants.
Des bulles d’air bouillonnaient dans un aquarium, près de la réception.
Les bulles se figèrent.
Le dispensaire fut plongé dans le silence.
Il voyait, mais sa vue était déformée, tordue dans un sens, puis dans l’autre, enroulée autour d’un point central dont la couleur virait du rouge au bleu en passant par le marron et le rose.
Alors il plongea son regard dans des yeux grands ouverts, dont il avait du mal à déchiffrer l’expression. Il n’arrivait pas à comprendre ce visage – trop de contours –, mais il n’en avait pas peur. Il savait – mais comment ? – que cette personne était bien intentionnée et inquiète, qu’elle s’intéressait à lui.
Plus que cela, même.
Derrière le visage, un tunnel s’ouvrit sur une lumière artificielle lointaine. Il se rendit compte que son propre visage était excessivement détendu, que ses paupières étaient lourdes.
Il rêvait de nouveau.
Le visage : plus plat que la normale, nez camus surplombé de poils roses, épaisse chevelure rousse et frisée, oreilles minuscules.
Passé ces observations physionomiques de base, il se surprit à trouver ce visage d’abord séduisant, puis magnifique. Un soupçon d’inquiétude et de tristesse s’ajouta à son désir.
Ses propres cheveux lui firent un effet différent de ce à quoi il était habitué – coiffés en arrière, courts, piquants, semblables à de la fourrure hérissée. Il essaya de prendre le contrôle de ses lèvres et de sa langue, mais ce n’était pas facile ; tout juste était-il capable de baragouiner. Il chercha ses oreilles à tâtons. Elles lui firent l’effet d’agarics brûlants.
La femelle au nez plat et rose lui essuya le front d’une main fine. Elle parla de nouveau. « Bla-bla-bla… » Sa voix était néanmoins jolie. Peut-être récitait-elle un poème, ou chantait-elle. Dans sa vision, les couleurs se déchaînèrent. Il ne pouvait pas dire si elle était bleue, brune ou rose. Alors, comme une image gagnant en netteté, il adopta une langue plutôt qu’une autre. Les couleurs devinrent naturelles, et il lui devint possible de parler. Il sentait qu’il avait le contrôle de son corps ou du moins de son visage et de sa bouche.
— Tu es de retour, disait-elle. C’est formidable. Tu te souviens de moi ?
— Je ne… ne crois pas, répondit-il, conscient qu’il ne parlait ni anglais ni aucune autre langue familière.
— Que te rappelles-tu ?
Il leva les yeux vers le plafond incurvé. De grands insectes ailés – cylindres noirs et brillants plus grands que sa main – s’y déplaçaient la tête en bas. Tous avaient une lettre ou un symbole sur le dos. Ils avançaient à l’unisson, formant des rangées et donc des mots. Qu’il ne pouvait pas lire. Autour de lui, tout était vrai, absolu, irréfutablement solide.
— Ce n’est pas un rêve, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Je ne pense pas. Pas de ce côté-ci.
— Combien de temps… ?
— Tu t’agites depuis un petit moment. Je dirais environ…
Elle utilisa un mot qu’il ne parvint pas à retenir, qui lui fila entre les doigts.
— Où suis-je ?
— Je ne veux pas me montrer impolie, mais il y a un protocole à respecter. Nous en sommes les auteurs. Le copropriétaire de ton corps est un peu… (Un autre mot incompréhensible, sans doute embarrassant, quel que soit le contexte.) Il t’a laissé un message, que j’ai un peu retravaillé, dans lequel on te dit où tu te trouves et ce que tu dois faire.
Comme il ne pouvait pas bouger la tête, elle leva devant ses yeux un carré de tissu noir couvert d’une écriture rouge et jaune scintillante : un velours à gratter.
— Je ne sais pas lire, dit-il.
— Je vais le lire pour toi.
— Je m’appelle…
Il avait déjà oublié qui il était et où il se trouvait… avant d’apparaître ici. Il voulut se lever, mais son corps trembla et il retomba en arrière.
Elle se toucha l’oreille puis le nez en signe de compassion. Ce devait être l’équivalent d’un sourire.
— Ton nom importe peu. Par où commencer ? Il semblerait que tu sois originaire d’un temps très éloigné de celui-ci. Si tu es bien réel et non pas un simulacre créé par les Grands, il faut qu’on te dise certaines choses.
Elle retourna le carré de tissu et commença à lire.
— « Bienvenue à toi, mon double antipodal ! J’ai pas mal erré, ces derniers temps, et il semblerait que tu en sois responsable. Je n’ai pas grand-chose à t’apprendre en dehors de ce que tu peux voir par toi-même. J’appartiens à l’ancienne lignée, je ne suis pas très riche et j’aime l’aventure. Si tu viens de notre futur, je t’en prie, ne nous dis rien de ce qui nous attend ; je préfère ne pas savoir. Et, si tu viens du passé, je dois te prévenir que les horloges ne mesurent plus le temps qui passe. La vie n’est pas si mal, chez nous, à condition de rester modeste. Autrement, les Gradins peuvent être cruels. Si tu viens de notre passé immédiat et que tu veux faire un tour dehors, prends soin de mon corps et ne traîne pas avec les jolies flammes du coin. (Le visage de la femelle se couvrit de fossettes et de courbes.) Si tu veux t’amuser un peu, prends part à une de nos petites guerres. »
— Je te le déconseille vivement, glissa la femelle avant de reprendre sa lecture. « Il y a eu du changement depuis ta dernière venue. Nous avons organisé une marche. C’est tout ce que je sais pour le moment, mais j’espère en apprendre davantage très bientôt. »
La femelle posa sur lui un regard plein d’espoir.
— C’est tout ce qu’il a réussi à noter, conclut-elle. Tu y comprends quelque chose ? Nous aimerions savoir tout ce que tu sais, tout ce que tu voudras bien nous dire.
Elle était manifestement curieuse de voir sa réaction. Toutefois, le contenu du message se dissipait déjà dans son esprit. Je l’ai déjà vue avant, mais cet avant vient-il avant ou après ceci ?
Les rêves ne forment pas une séquence.
Rappelle-toi, Mnémosyne !
— Je suis perdu, réussit-il à articuler en dépit de sa bouche engourdie. Si je reste ici… un certain temps… je vais avoir besoin d’apprendre. Tu pourrais m’enseigner ce que tu sais ?
— Avec grand plaisir, répondit la femelle. En général, tu ne restes pas très longtemps. Viens-tu du futur ou du passé ?
— Je ne sais pas. Est-ce… la Kalpa ?
— Oui ! s’exclama-t-elle, ravie. Les Gradins sont à l’intérieur de la Kalpa, tout en bas, je crois. Nous sommes très modestes. Alors, tu te rappelles !
— Uniquement certaines choses… Je me rappelle de toi.
— Nous nous rencontrons pour la première fois, dit-elle avec une pointe d’inquiétude. Jebrassy m’a parlé de toi… Un peu.
— Comment t’appelles-tu ? Attends… Tiadba, c’est cela ?
Elle était encore plus ravie, quoique surprise.
— C’est lui qui te l’a dit ? Et toi, quel est ton nom ?
— Je ne sais pas. C’est ici que je viens lorsque j’erre, n’est-ce pas ?
— Oui, et la personne à laquelle tu rends visite s’appelle Jebrassy. D’où viens-tu, au juste ?
— Je ne me souviens pas. Tout est mélangé dans ma tête.
Tiadba était préoccupée. Il le voyait bien, même si les expressions de son visage, la manière dont les muscles de ses joues, sa mâchoire et ses lèvres bougeaient étaient étranges… Étranges et adorables. Ses oreilles étaient vraiment minuscules et ses yeux énormes, presque aussi grands que ceux d’un…
Encore un mot qui lui échappait.
Il scruta le plafond en plissant les yeux. Il pouvait presque lire ce que les insectes-lettres avaient écrit. Des insectes de compagnie qui écrivaient…
— Que font-ils ?
Il essaya de se pencher en avant, de se redresser, de se relever. Trop vite, trop tôt. Sa vision se troubla, se tordit. Des volets claquèrent et se refermèrent sur lui. Il ne voulait pas partir alors qu’il était sur le point d’en apprendre davantage de la bouche de cette superbe femelle. Il était seul depuis beaucoup trop longtemps !
Il voulut tendre la main, mais son corps refusa de lui obéir.
— Je tombe. Retiens-moi, la pria-t-il, en colère contre ses lèvres si épaisses et si maladroites.
— Essaie de rester, essaie plus fort !
Tiadba agrippa ses mains, ses bras. Elle avait une force étonnante. Sa tête se vidait, son corps et ses membres ne sentaient plus rien. La dernière chose qu’il vit fut son visage, ses yeux – marron –, son nez plat et expressif…
La conscience de Jack se réduisit à un point flou. Quelque chose vrombit et claqua, le point grossit et son vertige s’emplit de taches de lumière. Il était de retour.
Il considéra en clignant des yeux les poissons qui nageaient dans l’aquarium et écouta le bourdonnement lointain du système de chauffage de la salle d’attente. Il essaya de se raccrocher à l’expérience qu’il venait de vivre. Le visage, la femelle, les insectes-lettres… ça, c’était une idée étrange, amusante, même. Mais, le temps de comprendre où il se trouvait, tout avait disparu, sauf un sentiment de panique. Quelqu’un avait des ennuis très sérieux.
Ici, là-bas… maintenant, en cette époque indéterminée ?
Le sentiment d’urgence se dissipa lui aussi.
Jack regarda autour de lui. Des familles, il ne restait plus qu’une mère en sari et son bébé endormi. Un couple âgé avait pris place tout près. Gêné, il jeta un coup d’œil à sa montre. Son trou avait duré trente minutes. Durant lesquelles il avait continué à tourner les pages.
Il plia le magazine et le mit dans sa sacoche.
L’infirmière de service apparut dans l’encadrement de la salle d’attente.
— Jack Rohmer ? Le docteur Sangloss va vous recevoir.