La Fausse Cité

Tiadba était enveloppée dans un cocon de poussière et de fibres pareils à des balayures abandonnées dans un coin. Ses yeux la brûlaient, la piquaient, mais elle n’osait lever la main pour se les essuyer. Sa peau, ses doigts étaient couverts de croûtes de particules dures.

Assez souvent, au fil des heures enfilées comme des perles sur des colliers infinis, elle avait senti ces grains ramper sur son corps comme s’ils étaient vivants… Elle ignorait quelle pouvait être leur nature.

Pourriture vivante et vorace.

Elle s’en moquait.

Au-delà de l’épuisement, emprisonnée – une perle du collier froide, la suivante ni chaude ni froide –, vidée, carbonisée et pourtant sensible à la douleur, mais peu soucieuse de souffrir ou non. De temps à autre, elle était capable de revoir ses compagnons – des marcheurs, comme elle – et, lorsque cela se produisait, les particules qui la recouvraient mordaient encore plus profondément dans sa chair. Les souvenirs et les regrets étaient de minuscules épines de verre dans sa peau, dans ses yeux.

Tiadba avait vu ses marcheurs disparaître, emportés par la bande lumineuse et fluide dans un trou bordé de lèvres et de plaies, vers un vide crasseux… Elle avait vu des choses boursouflées, malveillantes et méchantes jaillir de parois lointaines et se précipiter sur des pattes fines pour mordre avec des mâchoires semblables à des cimeterres.

Des mâchoires qui fumaient et produisaient des étincelles.

Elles saisissaient, transperçaient et brûlaient, avant de disparaître dans le vide qui les avait engendrées.

Tiadba se mit en position fœtale. Si elle se repliait suffisamment sur elle-même, peut-être réussirait-elle à s’échapper de cet endroit ; tout pouvait arriver, ici.

Elle ouvrit les yeux et leva une main maculée de sang séché. Des morceaux de gant – lambeaux d’armure incapables de la protéger ou de parler – tentèrent d’émettre une faible lueur au bout de ses doigts, avant de s’effriter, achevés par la trahison et le souvenir, la laissant complètement nue.

Tous étaient nus.

Il s’écoula un temps infini avant qu’elle soit soulevée et ses yeux nettoyés. Elle cligna des paupières et découvrit l’obscurité immense, l’ombre et la poussière.

Elle se tenait debout – ou bien la maintenait-on en position verticale – sur ce qui aurait pu être le flanc d’une colline, sous une vaste canopée. Les limites de celle-ci vacillaient, se soulevaient, retombaient. Ses couleurs, sa luminosité, sa taille et la distance à laquelle elle se trouvait étaient incertaines. Quelque chose arrivait. Quelque chose était proche, qui promettait de donner de la perspective et des proportions à ce qu’elle voyait.

Quelque chose… ou quelqu’un.

— Bonjour, créature née d’une crèche.

Un liquide, des gouttes d’une tiédeur réconfortante lui tombèrent dans les yeux et les figèrent, l’obligeant à regarder sans cligner des paupières un triangle de blancheur diffuse.

Une voix douce, cristalline, d’une absolue beauté et d’une infinie tristesse, tournoya jusqu’au pavillon de ses oreilles, avant de s’y introduire mot par mot, languissante, caressante. Les mots emplirent son ouïe et générèrent une douleur sourde, qui promettait de se propager.

— J’ai contraint les Modeleurs et les Soigneurs à vous créer. Savez-vous qui je suis ?

Une silhouette se dessina à l’intérieur du nuage triangulaire. Au-dessus du centre arriva un visage – bien formé, aux yeux grands et profonds – magnifique, triste et imposant. Une émotion grandit, qui se déversa dans Tiadba : une profonde reconnaissance inculquée dès la naissance, commune à toutes les créatures depuis une éternité. Elle eut soudain envie de se sentir heureuse. Il s’agissait d’une réunion, d’un événement joyeux.

— Oui, je le sais.

— Moi aussi, je sais qui vous êtes. Je suis fière, jeune créature. Vous êtes riche de rêves. Vous avez fait avancer le temps…, comme vous étiez censée le faire. Et pourtant votre lien avec ce qui n’est plus est une malédiction. Souffrance et agitation : voilà ce qui nous attend. Ceci est notre dernier moment de paix. En cet instant particulier, il m’est permis de poser une seule question. Il s’agit de mon plus grand espoir, de ma pire torture.

Tiadba essaya de voir plus clairement le visage d’un blanc éclatant, semblable à une pierre malléable aux contours changeants, entourés d’autres pierres agitées par des rafales chargées de poussière.

Le visage se rapprocha.

Tiadba voulut reculer, rapetisser au point de ne plus être.

— Savez-vous ce qu’est devenu Sangmer, appelé aussi le Pèlerin ?

La voix, si proche de Tiadba, n’était portée par aucun souffle, ne provoquait aucun mouvement d’air. Cependant, dans cette désolation sensuelle, elle était enrobée d’une étrange douceur.

Tiadba ressentit un choc brûlant. Elle se revit au lit avec Jebrassy. Ils faisaient l’amour, tentaient de résoudre les énigmes des vieilles histoires… Elle repensa à son parcours dans le Chaos, aux livres qu’elle lisait et relisait – car ils changeaient tout le temps – à ses amis marcheurs pour leur remonter le moral et les instruire. Ces récits, écrits avec des mots obscurs, ne se concluaient jamais.

Néanmoins, face à cette beauté froide et effrayante, Tiadba ne put s’empêcher d’offrir de l’espoir.

— Peut-être l’ai-je croisé, commença-t-elle, alors que ses lèvres engourdies menaçaient de se figer. Je ne l’ai sûrement pas reconnu. Dites-moi à quoi il ressemble.

— Je ne me rappelle pas. (Une tristesse intense et un froid glacial les séparèrent.) Il ne reste plus de temps, plus du tout… (Des mots pareils à des insectes mourant en plein vol.) Vous ne m’avez rien apporté.

— Je suis désolée… (Tiadba chercha un mot et le trouva dans la mémoire de l’autre.) Je suis désolée, Mère.

— Je suis désolée aussi, créature née d’une crèche. Vous n’imaginez pas mon chagrin. Ce serait un tel soulagement, si nous pouvions mourir toutes les deux.