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C’était un rêve, Ginny en était certaine – le rêve de quelqu’un d’autre –, un rêve très agréable.
Elle était deux personnes à la fois et se tenait sous un ciel nuageux parsemé de taches bleu vif, au milieu de collines ondoyantes qui se succédaient à l’infini, comme les coups épais d’un pinceau, jusqu’à un horizon défini et plaisant. En réalité, elle se trouvait à Thulé, la grande île située à cent cinquante kilomètres au nord des côtes de l’Irlande, un endroit à l’histoire riche : le lieu qu’elle avait imaginé lorsque Mnémosyne lui avait rendu visite. Thulé, dont on lui avait patiemment interdit l’accès.
Les formes n’étaient pas encore très nettes, bien sûr. Il lui fallait se concentrer pour percevoir des vérités visuelles et tactiles. Elle pouvait examiner les feuilles à ses pieds ; un genre de buisson, de la bruyère, des genêts ou quelque chose avec des fleurs violettes. En y pensant très fort, les fleurs firent « pop ! » et devinrent soudain réelles.
— C’est fantastique, articulèrent ses lèvres d’un ton vague. Je n’avais jamais vu quelque chose de ce genre.
Derrière ces lèvres, Ginny demanda :
— Qui rêve de qui ?
— Peut-être est-ce toi. J’imagine que tu as déjà vu le ciel, des collines, des buissons. Moi, non.
— Ce que je sais, tu le sais aussi. En revanche, je ne me souviens pas de ton nom.
— Nous n’avons pas de nom… pour l’instant. Je me trouve dans un endroit terrifiant. Cependant, il m’arrive de m’endormir. Nous sommes donc de nouveau ensemble. Viens me chercher, trouve-moi avant qu’il soit trop tard.
Ginny secoua la tête et se releva. Elle se sentait reposée, peut-être même encouragée. Jusqu’à présent, elle n’attendait de sa marche que de la tristesse, de la peine, de la douleur. Elle frotta ses mains froides et tendit les bras pour tester les limites de sa bulle.
Jusque-là et pas plus loin.
Plus réel que le rêve, mais beaucoup moins agréable.
Elle se tenait devant une grande ouverture pratiquée dans la montagne, gardée par deux silhouettes géantes qu’elle n’avait pas envie d’examiner de trop près. Des personnages conçus pour d’autres endroits, se dit-elle, constitués d’une matière différente, de substances qui accomplissaient des choses spéciales dans des circonstances particulières. Quoi que cela veuille dire…
Elle pivota deux fois sur ses talons à la manière d’une toupie lente, comme elle l’avait fait lorsqu’elle s’était retrouvée face au Gouffre, et sentit le paysage sombre et granuleux pirouetter. À présent, elle se tenait devant un autre trou gardé par une autre paire de silhouettes figées : tout aussi bizarres, mais différentes. Elle refit deux tours sur elle-même et se retrouva devant une troisième ouverture flanquée d’une troisième paire de gardiens, qui ne semblaient pas très efficaces. Ceux-ci avaient l’air d’un couple de figurines en céramique accrochées à une porte. Il y aurait de quoi flanquer le décorateur dehors.
Des trophées et encore des trophées : des spécimens. Préservés et exposés après avoir été capturés à l’occasion de chasses terribles dans diverses galaxies.
Ginny eut un frisson.
Deux tours plus tard – au total, elle en avait donc effectué six –, elle était de retour devant la première ouverture. Elle reconnut les deux premiers gardiens, qu’elle n’avait toujours pas envie de regarder de plus près, d’examiner en personne.
« En personne » pouvait signifier tout autre chose dans un endroit comme celui-ci.
En pivotant sur ses talons, elle était capable de faire tourner la vallée tout entière comme un vulgaire plateau tournant dans un restaurant chinois. Imaginez un peu ! Un tel pouvoir…
Le val des Dieux morts comptait donc trois entrées. Elle les imaginait réparties à intervalles réguliers autour du bol formé par les montagnes, les angles d’un genre de supertriangle étrange.
L’espace du Typhon. Ou le type d’espace dans lequel tombe un univers mourant.
Quelle entrée choisir ?
Elle savait que chacune d’elles donnait accès à un chemin en spirale qui conduisait à la Fausse Cité, où l’attendait sa sœur rêveuse. D’autres personnes découvriraient d’autres ouvertures donnant accès à d’autres chemins en spirale, et ils ne se croiseraient jamais, ne s’apercevraient jamais, séparés dans le temps et l’espace du Typhon.
Cette pensée l’ennuya. Depuis le début, depuis qu’elle avait quitté l’entrepôt vert, elle avait espéré que Jack et peut-être Daniel viendraient la sauver de sa bêtise persistante… elle qui choisissait toujours délibérément la pire route, la voie qui menait au désastre. Jack, lui, était à l’opposé de cela. Il aspirait à survivre de façon agréable, sinon à faire fortune.
Quant à Daniel…
Elle ne comprenait pas Daniel. Daniel n’est pas un nombre entier. Il est irrationnel.
Ses nombres sont des décimaux irrationnels.
Et alors, qu’est-ce que tout cela signifie, en mots plus simples ?
Entre autres, cela signifiait qu’ils pénétreraient dans la Fausse Cité par des entrées différentes et qu’ils ne la trouveraient jamais.
Ginny considéra les gardiens en plissant les yeux, se forçant à les voir pour ce qu’ils étaient : une paire assortie. Chacun était doté d’un cercle d’une bonne dizaine d’yeux sur un visage humain, de lèvres et de joues déformées, figées en une expression bizarre. La tête, dépourvue de cou, était juchée sur un corps puissant affublé de membres nombreux et divers dont elle n’était pas près de comprendre l’utilité.
Elle mit un terme à son inspection. À quoi bon ajouter le trouble à la folie ? Elle décida d’appeler ces gardiens le « Comité d’accueil statique de la porte des enfers numéro un. » Elle pivota deux fois sur ses talons et baptisa la deuxième paire de gardiens le CASPE 2.
L’expérience pouvait être répétée d’une manière très scientifique. Bidewell serait fier d’elle.
Deux tours plus tard, elle se retrouva nez à nez avec le CASPE 3.
Tu ne vas quand même pas faire cela toute la journée… quelle que soit la durée d’une journée. Fais ton choix, Ginny. Même si c’est le mauvais.
Il s’agissait juste de sa voix intérieure. L’autre s’était tue. Elle était seule au monde.
Ginny savait qu’on pouvait toujours compter sur elle pour emprunter le mauvais chemin. Le jour où elle avait trouvé l’entrepôt vert était l’exception qui confirmait la règle. Quoique, ce jour-là aussi, elle avait essayé d’annuler sa bonne décision en s’aventurant dehors. À présent, toutefois, elle n’était pas seule à choisir. Les pierres s’attiraient mutuellement.
Où étaient les autres, dans ce cas ? Étaient-ils partis à sa recherche dans ce décor chaotique ? Leurs pierres les tiraient en avant comme des terriers pressés de faire leur promenade ?