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Venise semblait désormais perdue. Mais Azzie avait peut-être un moyen de la sauver. Pour cela, il lui fallait aller dans les Coulisses de l’Univers, où se trouvait la Machinerie Cosmique, dans ce coin du cosmos où règne la symbologie.
Pour ce faire, il devait suivre un certain nombre d’instructions qu’il n’avait jamais suivies auparavant – qu’il avait toujours pensé ne jamais avoir à suivre. Mais le moment était venu. Il trouva un endroit à l’abri sous une balustrade et fit un geste un peu compliqué.
Une voix désincarnée – celle d’un des Gardiens du Chemin – lui dit :
— Es-tu sûr de vouloir le faire ?
— J’en suis sûr, répondit-il.
Et il disparut.
Il réapparut dans une petite antichambre. Contre un mur, il y avait un long sofa capitonné, et en face, deux chaises. Une lampe jetait une lumière tamisée sur un tas de magazines posés sur une petite table. Contre le troisième mur était installée une réceptionniste en toge avec, sur son bureau, ce qui ressemblait fort à un interphone. Elle était en tout point identique à une femme, sauf que sur les épaules, elle avait une tête d’alligator. Cela confirma les soupçons d’Azzie : il se trouvait bien là où le réalisme n’avait pas lieu d’être, et où la symbologie gouvernait le monde.
— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda la réceptionniste.
— Je suis venu pour inspecter la machinerie symbolique.
— Entrez, vous êtes attendu.
Azzie franchit une porte et pénétra dans un espace qui possédait la consternante caractéristique d’être en même temps clos et infini, un plein universel au contenu illimité. On aurait dit une usine, ou une dérisoire imitation tridimensionnelle d’usine, car son volume s’étendait à perte de vue. Cet endroit au-delà de l’espace et du temps était occupé par des machines, par une infinie variété d’engrenages, d’axes, et de courroies pour les entraîner, tout cela apparemment en suspens et fonctionnant dans un mélange de sifflements, de frottements et de claquements.
Les machines étaient empilées et alignées sans fin, dans toutes les directions, reliées par d’étroites passerelles. Sur l’une d’elles se trouvait un homme grand, sinistre, vêtu d’une combinaison de travail grise à petites rayures et d’une casquette assortie. Il avait une burette d’huile à la main et longeait les machines en s’assurant qu’elles grippaient le moins possible.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda Azzie.
— On compresse le temps terrestre en une seule bande qui est passée entre des rouleaux. Elle ressort là, sous forme de tapisserie aux fils de la Vierge.
Le vieil homme lui montra les énormes rouleaux où le fil du temps était tissé pour devenir une tapisserie qui représentait et, d’une certaine façon, était l’histoire du cosmos jusqu’au moment présent. Azzie l’examina et découvrit un raté dans les points.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— C’est l’endroit où Venise a été détruite. Cette ville était un des fils principaux du tissu de la civilisation, voyez, donc il y aura une petite discontinuité dans l’aspect culturel du tissu spatio-temporel, jusqu’à ce qu’une autre ville prenne sa place. Ou peut-être que la tapisserie tout entière perdra de sa superbe car il lui manquera un de ses plus jolis motifs. Il est difficile de prévoir les retombées d’une catastrophe comme celle-ci.
— Ce serait dommage de laisser ça comme ça, dit Azzie en examinant de plus près l’espèce de crapaud formé par le raté. Dites, si on remonte un peu le long de la tapisserie et qu’on tire ce fil, là, Venise n’aurait plus rien à craindre.
Il venait de trouver l’endroit où il avait lancé son jeu des chandeliers d’or avec les pèlerins, le point où le destin de Venise avait basculé. Il était nécessaire de retirer cet épisode de l’écheveau de la causalité afin de défaire l’accident cosmique.
— Mon cher démon, vous savez très bien qu’on ne joue pas comme ça avec les écheveaux du temps. D’accord, ça serait facile. Mais je vous le déconseille fortement.
— Et si je le fais quand même ?
— Vous verrez bien.
— Vous allez essayer de m’en empêcher ?
Le vieil homme secoua la tête.
— Ma tâche n’est pas d’empêcher quoi que ce soit. Je suis chargé de surveiller la réalisation de la tapisserie, un point, c’est tout.
Azzie tendit le bras et, d’un mouvement sec, tira le fil qui marquait sa rencontre avec les pèlerins. Le fil prit feu aussitôt, et la tapisserie se répara dans la seconde qui suivit. Venise était sauvée. C’était aussi facile que ça.
Azzie tourna les talons, et allait s’en aller lorsqu’un doigt glacial lui tapa sur l’épaule. Il se retourna. Le vieil homme avait disparu.
— Azzie Elbub ? fit une voix à vous glacer le sang.
— Oui ? Qui est là ?
— Mon nom est Sans-Nom. Tu as encore fait des tiennes, on dirait.
— Comment ça ?
— Tu as provoqué une nouvelle anomalie inacceptable.
— Et qu’est-ce que ça peut vous faire ?
— Je suis l’Anomalophage. Je suis la circonstance spéciale qui surgit dans la panse de l’univers lorsque les choses se compliquent un peu trop. Je suis celui contre lequel Ananké essayait de te mettre en garde. Ton attitude a provoqué mon apparition.
— Désolé de l’apprendre. Vous sortir du sommeil de la non-création n’était pas dans mes intentions. Et je vous promets de ne plus jamais provoquer d’anomalie.
— Ça ne suffit pas. Cette fois, mon garçon, ça va être ta fête. Tu as bricolé la machinerie de l’univers une fois de trop. Et pendant que j’y suis, je crois que je vais détruire aussi le cosmos, renverser Ananké, et tout recommencer à zéro, avec moi en divinité suprême.
— Eh là ! c’est pas vous qui y allez un peu fort ? Pour détruire une anomalie, vous proposez d’en produire une bien plus importante.
— C’est comme ça que l’univers s’écroule, c’est tout. Et je vais devoir te détruire toi aussi, j’en ai peur.
— Oui, sans doute… Mais si vous commenciez par Ananké ? C’est elle, la pointure, quand même.
— Ce n’est pas comme ça que je procède. Je vais commencer par toi. Après avoir mangé ton âme, je mangerai ton corps. Ensuite, pour le dessert et le pousse-café, j’aviserai. Voilà mon programme.