8

Azzie alla cacher les chandeliers dans une caverne au bord du Rhin et continua son chemin jusqu’à Venise, où il déposa l’Arétin chez lui.

Pour se procurer des charmes, puisque c’était l’étape suivante, la présence d’un homme n’était pas conseillée.

Azzie reprit aussitôt la route. Grâce à sa carte d’accès libre à tous les Itinéraires Secrets pour l’Enfer – valable un an, très, très avantageux –, Il put emprunter une ligne directe pour le Styx, via le firmament. L’Itinéraire Secret le déposa sans ménagement à la Gare Principale de Triage, où sont affichées toutes les destinations de l’Enfer, avec des loupiotes qui clignotent, indiquant les départs imminents. Il y avait des trains à perte de vue. Longs, souvent tirés par des locomotives à vapeur, ils avaient tous un contrôleur qui consultait impatiemment sa montre en terminant de manger son sandwich.

— Je peux vous aider, monsieur ?

Un guide professionnel s’était approché d’Azzie. Comme dans toutes les grandes gares, il en traînait un certain nombre dans celle-ci. C’était un gobelin avec une casquette enfoncée jusqu’aux yeux, qui empocha les piécettes qu’Azzie lui tendit et l’emmena jusqu’à son train.

Lorsque le train s’ébranla, Azzie avait trouvé le wagon-bar et dégustait un espresso. Le convoi cracha sa fumée à travers les Terres Arides et piqua droit sur le pays fluvial où se trouvait Marchandise. En une heure, il était rendu.

H n’y avait pas grand-chose à voir. Marchandise était une petite ville au relief aussi monotone que son ambiance, les bastringues succédant aux restaurants fast-food sur l’artère principale. Un peu au-delà se trouvait Marchandise à proprement parler, le grand complexe commercial en bordure du Styx dans lequel les habitants de l’Enfer trouvaient tout ce dont ils avaient besoin pour exercer leurs scélérates activités.

Marchandise était en fait une enfilade d’impressionnants entrepôts, tous construits sur le même modèle, le long des berges marécageuses du fleuve. Rigoles, fossés et caniveaux divers drainaient les écoulements jusqu’au Styx. Les eaux usées de l’Enfer tout entier étaient déversées dans le fleuve sans que le moindre traitement soit effectué. Mais elles ne le polluaient pas ; le Styx avait atteint son niveau record de pollution dès les premières secondes de son existence. Les déchets et matières toxiques provenant d’autres sources avaient paradoxalement pour effet de purifier le fleuve de l’Enfer.

Azzie trouva le bâtiment où étaient entreposés les charmes et s’adressa directement à l’employé de service, un gobelin au nez long, qu’il tira avec difficulté de la bande dessinée dans laquelle il était plongé.

— Qu’esse vous cherchez, exactement, comme charme ? Qu’esse vous voulez faire avec ?

— J’ai besoin de charmes qui guident des gens jusqu’à sept chandeliers.

— Mouais. Ça va, c’est pas trop compliqué. Et comment que vous avez l’intention de les faire fonctionner ? Le charme bas de gamme vous donne une direction, parfois une adresse. En général, c’est un morceau de parchemin, un éclat de terre cuite ou un vieux bout de cuir avec, écrits dessus, des trucs du genre : « Allez jusqu’au carrefour, tournez à droite et marchez jusqu’à la grande chouette. » Ça, c’est un exemple assez typique de message, pour un charme.

Azzie secoua la tête.

— Je veux que ces charmes guident mes gens jusqu’aux chandeliers, qui seront cachés quelque part dans le monde réel.

— Le supposé monde réel, v’ voulez dire ? Bon. Alors y vous faut un charme qui se contente pas de dire à son possesseur où aller, mais qui lui donne aussi le pouvoir de s’y rendre.

— Exactement.

— Qu’esse qu’ils y connaissent, vos gens, aux charmes ?

— Pas grand-chose, je pense.

— C’est bien ce que je craignais. Y va devoir protéger son détenteur sur le chemin qui le mènera jusqu’aux chandeliers, vot’ charme.

— Ça va faire plus cher, c’est ça ?

— Evidemment.

— Bon, alors disons, pas de protection. Il faut bien qu’ils prennent un peu de risques.

— Ce que je peux vous proposer, c’est un charme avec signal auto-déclenchable qui indiquera à son détenteur qu’il est sur la bonne voie grâce à une ampoule clignotante, une vibration, ou une petite chanson, enfin, quelque chose dans ce goût-là, et qui, je suppose, lui signalera qu’il est au bon endroit, lorsqu’il aura enfin atteint son but.

— Il faudrait un peu plus qu’un simple signal, dit Azzie. Quelque chose qui ne laisse aucun doute sur la présence du chandelier.

— À ce moment-là, z’avez intérêt à opter pour les deux demis.

— Je vous demande pardon ?

— Le Chaldéen. C’est un charme en deux parties. Le magicien – vous – en place une moitié à l’endroit que recherche le détenteur du charme. Un endroit sûr, hein. Ensuite, disons que le détenteur, qui a l’autre moitié, se trouve embringué dans une bagarre. La situation devient très dangereuse, alors il branche son demi-charme, qui le transporte jusqu’à l’endroit où se trouve l’autre moitié. C’est le meilleur moyen de tirer quelqu’un d’un mauvais pas en cinq sec.

— Ça me paraît bien ça. Je peux placer sept demi-charmes près des chandeliers et donner les sept autres moitiés à mes acteurs qui, lorsqu’ils feront le nécessaire, seront conduits jusqu’à la moitié manquante.

— Exactement. Bien, je vous mets un lot de chevaux magiques, avec ?

— Des chevaux magiques ? Mais que voulez-vous que je fasse de chevaux magiques ? C’est indispensable ?

— Pas vraiment, mais si vous envisagez d’avoir un public, les chevaux magiques, ça donnera un peu de punch à votre spectacle. Ils ajoutent à l’ensemble une épaisseur de complications. Du relief, quoi.

— Pas des complications trop compliquées, tout de même ? s’inquiéta Azzie. Je n’ai aucune idée des capacités intellectuelles de mes acteurs. Mais si on part du principe que ce sont des humains tout ce qu’il y a de plus dans la norme…

— Je vois ce que vous voulez dire. Ne craignez rien, les complications des chevaux magiques devraient être à leur portée, et je vous assure que votre spectacle y gagnera en prestige.

— Bon, alors disons sept chevaux magiques.

— Parfait, dit l’employé en remplissant un bon de commande. Et ces chevaux, vous les voulez avec de réelles qualités magiques ?

— Par exemple ?

— Noblesse, beauté, turbopropulsion, option vol, option parole, option métamorphose en autre animal…

— Ça va finir par faire cher, tout ça.

— Ah, ça… On peut tout avoir, mais faut payer, c’est sûr.

— Alors disons des chevaux magiques, mais sans qualités particulières. Ça devrait suffire.

— Bien. Entre la réception des demi-charmes et l’arrivée aux chandeliers, y a-t-il d’autres complications que vous désirez insérer ?

— Non. S’ils y arrivent, ce sera déjà très bien.

— D’accord. Les charmes, je vous les mets de quel calibre ?

— Calibre ? Mais depuis quand ils sont classés par calibre ?

— C’est une nouvelle réglementation. Tous les charmes doivent être commandés avec indication du calibre.

— Mais je ne sais pas de quel calibre j’ai besoin, moi.

— Je peux peut-être vous aider, faut voir…

Azzie glissa un pot-de-vin à l’employé et expliqua :

— Chaque charme devra pouvoir transporter un humain d’un endroit dans un domaine de discours à un autre endroit dans un autre domaine. Puis ailleurs encore, vers une nouvelle destination.

— Alors il vous faut des charmes à double barillet plutôt que des demi-charmes. Vous pouvez pas demander tout ça à un charme ordinaire. Ça demande beaucoup d’énergie, de passer d’un domaine de discours à un autre. Voyons voir… combien qu’ils pèsent, vos humains ?

— Je l’ignore, répondit Azzie. Je ne les ai pas encore rencontrés. Disons, pas plus de cent quarante kilos chacun.

— Y faut doubler le calibre si le charme doit transporter plus de cent vingt kilos.

— Disons cent vingt kilos, alors. Je ferai en sorte qu’aucun d’eux ne pèse plus.

— D’accord. (L’employé prit un morceau de papier, se lança dans des calculs.) Récapitulons. Ça vous fait sept charmes à double barillet qui transporteront chacun un humain de cent vingt kilos – charge totale s’entend, hein ! – vers deux destinations différentes dans deux domaines de discours. Moi, je pencherais pour un calibre quarante-cinq. Vous avez une marque de prédilection ?

— Il y a plusieurs marques ? s’étonna Azzie.

— Cretinia Mark II, c’est bien. Idiota Magnifica 24 aussi. Pour moi, les deux se valent.

— Alors n’importe.

— Dites donc, c’est à vous de choisir, hein. Je vais quand même pas faire tout le boulot à vot’ place…

— Disons des charmes Idiota.

— On est en rupture de stock pour l’instant. J’en attends courant de semaine prochaine.

— Alors je prends des Cretinia.

— Très bien. Remplissez-moi ça. Signez ici, et ici aussi. Paraphez là. Indiquez que c’est bien vous qui avez paraphé. Parfait. Voilà.

L’employé tendit un petit paquet blanc à Azzie, qui l’ouvrit et en examina le contenu.

— On dirait des petites clés en argent.

— C’est passque c’est des Cretinia. Les Idiota sont pas pareils.

— Mais ils marcheront aussi bien ?

— Mieux, vous diront certains.

— Merci !

Et Azzie s’en alla. Il repassa par la Gare Principale de Triage, puis retourna sur Terre. Il était en proie à une excitation intense. Il avait tout ce qu’il lui fallait. La légende, l’histoire, les chandeliers, les charmes. Restait à trouver les gens qui joueraient sa pièce. Et ça, ça promettait d’être drôle.

Le démon de la farce
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