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Il y avait suffisamment de lumière, bien que sir Oliver n’arrivât pas à voir d’où elle venait. C’était une lumière grise, un peu comme celle du crépuscule, et c’était une lumière triste, qui laissait presque augurer le pire. Il continuait d’avancer, et le passage semblait continuer de s’étirer devant lui. Des murs pendaient de fines branches dont les feuilles donnaient à l’ensemble une touche bucolique pas désagréable.
Peu à peu, sous les pas de sir Oliver, le sol devint celui d’un sous-bois, et une luminescence naturelle éclaira son chemin. Il ne voyait pas très loin devant lui cependant, car les branches l’en empêchaient.
Au bout d’un moment, le feuillage s’éclaircit et il pénétra dans une prairie herbue de l’autre côté de laquelle se trouvait un château, construit sur une petite île, avec des douves et un pont-levis. Le pont-levis était descendu.
Sir Oliver pénétra dans l’enceinte et avisa une porte, qui s’ouvrit à son approche. À l’intérieur, il y avait un joli salon avec, dans la cheminée, un feu qui crépitait joyeusement. Une dame était assise sur un tabouret, à côté de la porte. Elle se leva et se tourna vers lui.
— Entrez, preux chevalier, dit-elle. Je m’appelle Alwyn, avec un y, et je vous souhaite la bienvenue. Mon époux est un assassin sanguinaire, mais l’hospitalité de ma demeure exige que je vous invite à dîner, puis que je vous offre un lit pour passer la nuit, et enfin, le petit déjeuner demain matin.
— Ça me paraît tout à fait bien, dit Oliver. Mais si je peux me permettre, il y a une chose que j’aimerais réellement savoir. Vous n’auriez pas, par hasard, un cheval magique qu’on vous aurait confié pour moi ?
— Un cheval magique ? De quelle couleur ?
— Eh bien, c’est justement le problème, voyez. Je n’en sais rien. On m’a simplement dit qu’un cheval magique m’attendait quelque part et devait me conduire jusqu’à un chandelier d’or. Ensuite… À dire vrai, je ne sais pas trop ce qui est supposé se passer ensuite. Je crois qu’en principe je deviens le seigneur d’une importante compagnie de soldats. Ça ne vous dit rien ?
— Hélas, j’ai bien peur que non, répondit Alwyn. Je n’ai qu’un très petit rôle dans cette histoire.
Elle sourit. Ses cheveux bruns étaient magnifiques, à peine décoiffés, sa poitrine ronde et haute. Oliver la suivit à l’intérieur.
Ils traversèrent plusieurs pièces, toutes décorées dans les tons rouge, noir et argent, et renfermant moult blasons et portraits d’ancêtres à l’air sombre qui semblaient avoir avalé leur armure. Dans chaque cheminée, une flambée craquait et lançait des éclairs rougeoyants. Ils traversèrent six pièces en tout. Dans la septième, une table était dressée, recouverte d’une nappe damassée immaculée sur laquelle était disposée de la vaisselle en argent.
— Que voilà un décor réjouissant ! dit sir Oliver en se frottant les mains.
Pâté d’oie, confiture de groseilles, œufs, pain aux céréales, accompagnés d’une grande variété de boissons, la chère promettait d’être bonne. La table était préparée pour deux personnes, et Oliver commença à se demander si on ne lui avait pas préparé autre chose.
— Prenez place, je vous en prie, dit Alwyn. Mettez-vous à l’aise.
Un chaton blanc apparut sous la voûte de l’entrée. Il avança d’un pas délicat jusqu’à Alwyn, se frotta contre ses jambes. Elle émit un petit rire et se baissa pour jouer avec lui. Oliver en profita pour échanger son assiette avec celle de la jeune femme. Les deux assiettes étaient identiques, à la différence près qu’au bord de la sienne avaient été disposés deux radis alors que celle d’Alwyn n’en avait qu’un. Il rectifia prestement ce détail afin que l’échange passât inaperçu. Lorsqu’elle se redressa, Alwyn ne parut rien remarquer.
Ils mangèrent, Alwyn servit deux verres de vin de Bourgogne d’une grande bouteille. Son attention fut attirée alors par un petit fox qui vint gambader dans la pièce, et Oliver en profita pour échanger leurs verres. Elle ne s’aperçut de rien.
Se félicitant de son habileté, il s’attaqua alors aux victuailles, catégorie de combat dans laquelle il excellait. Il mangea avec avidité, but goulûment, car tout était ravissement du palais. Cette nourriture était une nourriture de rêve, dont les saveurs avaient quelque chose de magique que jamais jusque-là il n’avait rencontré. Bientôt, il sentit que se répandait dans son corps l’effet caractéristique de quelque drogue opiacée, émoussant ses sens, lui faisant tourner la tête.
— Vous ne vous sentez pas bien, chevalier ? demanda Alwyn en le voyant s’affaisser sur son siège.
— Un petit moment de fatigue, rien de plus.
— Vous avez échangé nos assiettes ! s’écria-t-elle en remarquant l’épaisse empreinte du pouce d’Oliver sur le bord de la sienne.
— Le prenez pas mal, balbutia Oliver, dans un état second. C’est une vieille coutume de chez moi. Vous prenez ça tout le temps ?
— Bien sûr. Sans ma potion pour dormir, j’ai diablement du mal à rejoindre Morphée, le soir.
— Eh bien, vous me voyez sacrément désolé de l’avoir prise…
Il articulait avec peine, ses yeux paraissaient pressés de se retourner, d’ouvrir ce passage vers le rêve qu’il aurait préféré ne pas prendre.
— Ça fait effet combien de temps ?
La réponse d’Alwyn fut couverte par la vague de sommeil qui se referma sur le cerveau de sir Oliver. Il lutta comme un homme secoué par le ressac, réussit à émerger dans l’écume pour retomber aussitôt dans le profond lac noir au centre duquel il se trouvait, et qui l’engloutit comme un bain chaud. Il fit des efforts démesurés pour maintenir la tête hors des flots savonneux, lutta contre d’étranges pensées, d’indescriptibles intuitions. Et puis, sans même s’en rendre compte, il céda.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, la femme était partie. Le château avait disparu. Il se trouvait dans un endroit complètement inconnu.