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Quand un démon quitte la Terre pour se rendre au Royaume des Ténèbres, des forces obscures sont mises à contribution, discernables uniquement par les sens capables de détecter ce qui pour la majorité des hommes est indétectable. Ce soir-là, peu après sa conversation avec l’Arétin, Azzie leva les yeux vers le ciel étoilé. Il claqua des doigts – il avait récemment mis au point une nouvelle formule magique et l’instant était bien choisi pour l’essayer. La formule fit effet et le propulsa dans les airs. Quelques instants plus tard, il voyageait à grande vitesse dans l’espace, laissant sur son passage un éclair plus vif encore que celui d’une étoile filante.

Il passa en trombe la frontière transparente qui forme l’enveloppe de la sphère des Cieux, acquérant au fur et à mesure la masse nécessaire, comme le veut la loi des objets transitoires, qui s’applique aussi aux démons en vol. Les unes après les autres, les étoiles semblaient cligner de l’œil à son intention. Le vent qui soufflait entre les mondes le fit frissonner, et du givre primitif se forma sur son nez et ses sourcils. Il régnait un froid féroce dans ces espaces désolés, mais Azzie ne ralentit point. Un œil peu averti aurait pu penser qu’il avait le diable aux trousses. La vérité, c’était que lorsqu’il avait une idée en tête, rien ne pouvait l’arrêter.

Pour mettre sur pied un événement aussi considérable qu’une pièce immorale, il avait besoin d’argent. Non seulement il fallait payer les acteurs humains, mais les effets spéciaux – ces miracles fortuits qui viendraient rassurer ses acteurs sur la route de leur bonne fortune. Les effets spéciaux coûtaient les yeux de la tête. Azzie s’était souvenu qu’il n’avait jamais touché le prix de la Meilleure Mauvaise Action de l’Année, qui lui avait été décerné pour son rôle dans l’affaire Faust.

Enfin sa vitesse fut suffisante pour le grand changement qui propulse un être d’un royaume d’existence à un autre. Soudain, Azzie ne voyagea plus dans la sphère des objets et des énergies terrestres faits d’atomes eux-mêmes constitués de particules. Il était passé à travers la cloison invisible et impalpable qui divise les objets ordinaires, comme les mésons pi et les tachyons, des particules plus fines du Royaume Spirituel.

Il se retrouva dans un endroit où les formes étaient grandes et floues, et les couleurs indéfinies. Un endroit où d’imposants et indistincts objets flottaient dans une atmosphère couleur miel. Home, sweet home.

Devant lui se dressait la grande muraille bleu-gris, sinistre, d’Enferville, qui avait servi de modèle aux murs de l’ancienne Babylone. Des diables sentinelles patrouillaient sur le chemin de ronde. Azzie leur montra son autorisation de passage et continua son chemin sans perdre de temps.

Il survola les tristes banlieues sataniques et se posa bientôt dans le quartier des affaires, où se trouvait le siège de l’administration. La division des Travaux Publics ne l’intéressant pas pour le moment, il passa devant sans s’arrêter. La forêt des grands immeubles de bureaux semblait impénétrable, mais il trouva celui qui lui fallait et déboucha bientôt dans un couloir peuplé de démons et de lutins en uniforme de chasseur. Ici et là attendaient les inévitables succubes en kimono, qui rendaient si agréables les déjeuners des cadres supérieurs. Enfin, il arriva à la Section Comptabilité.

La règle aurait voulu qu’il prenne place dans la longue queue de mécontents qui attendaient impatiemment que quelqu’un s’occupe de leur cas. Un tas de pelés et de galeux, oui. Azzie leur passa sous le nez en brandissant la Carte de Priorité dorée sur tranche qu’il avait obtenue d’Asmodée à l’époque où il était dans les petits papiers de ce démon en chef.

Le rond-de-cuir chargé des Arriérés de Paiement était un diablolutin mal fadé originaire de Transylvanie, avec un long nez et une haleine qui fouettait au-delà du supportable, même selon les critères infernaux. Tout comme ses collègues, il se consacrait presque entièrement à en faire le moins possible, économisant ainsi son énergie et l’argent de l’Enfer, et déclara qu’Azzie n’avait pas rempli correctement ses papiers, et que, de toute façon, il n’avait pas rempli les bons formulaires. Azzie produisit sa Dispense de Correction signée par Belzébuth lui-même. Elle stipulait que rien dans la paperasserie ne devait empêcher ou retarder le paiement des sommes dues au démon susdit. Ce genre de passe-droit restait toujours en travers de la gorge du diablolutin, qui trouva une ultime excuse.

— Il n’est pas de mon ressort d’accepter votre dispense, je ne suis qu’un misérable grouillot. Vous allez devoir aller jusqu’au bout du couloir, prendre la première porte sur votre droite, emprunter l’escalier…

Mais on ne la faisait pas à Azzie. Il sortit un autre formulaire, une Note d’Action Immédiate, stipulant qu’aucune excuse ne serait tolérée concernant le paiement requis, et que toute difficulté faite par l’employé concerné serait sanctionnée par une Punition Pécuniaire, c’est-à-dire par la déduction de la somme réclamée du salaire de l’employé. C’était la mesure la plus draconienne qu’on pouvait prendre à Enferville. Azzie avait été dans l’obligation de voler ce formulaire dans le bureau spécial qui les délivrait au compte-gouttes.

L’effet de ce petit morceau de papier fut immédiat et gratifiant.

— Alors là, ça me ferait mal, tiens ! s’exclama le diablolutin. Mon tampon, où est-ce que j’ai fourré mon tampon ?

Il farfouilla sur son bureau, le trouva, et imprima sur les papiers d’Azzie : « URGENT ! À PAYER IMMÉDIATEMENT ! » en lettres de feu.

— Portez ça au guichet Paiement, dit-il en les lui tendant. Et puis soyez gentil de ficher le camp. Vous m’avez bousillé ma journée.

Azzie obtempéra. En jurant de revenir avec d’autres tours désagréables si on lui faisait encore des difficultés. Mais au guichet Paiement, devant la mention : « À PAYER IMMÉDIATEMENT ! » l’employé parapha le papier, produisit plusieurs sacs de pièces d’or et paya séance tenante la totalité de la somme due à Azzie.

Le démon de la farce
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