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Azzie passa rapidement dans le système ptolémaïque, avec ses sphères de cristal et ses étoiles en orbite fixe. Ça le mettait toujours de bonne humeur, de voir la récession ordonnée des étoiles et les plans fixes de l’existence. Il se hâta en direction de l’entrée du Paradis réservée aux visiteurs. Toute personne étrangère au service céleste était supposée l’utiliser, et tout humain ou démon surpris en train d’essayer de passer par l’entrée des anges était sévèrement puni.
L’entrée des visiteurs était une vraie porte en bronze d’environ trente mètres de haut, scellée dans le marbre. On y arrivait par une série de petits nuages blancs moelleux. Des voix angéliques chantaient alléluias et autres classiques. À la porte étaient disposées une table et une chaise en acajou. À la table, vêtu d’un drap en satin blanc, se tenait un homme plus tout jeune, à la calvitie naissante, avec une longue barbe blanche. Il portait un badge sur lequel on pouvait lire : SAINT ZACHARIE À VOTRE SERVICE. SOYEZ BÉNI. Azzie ne le connaissait pas, mais en général, c’était un saint de peu d’importance qu’on chargeait de monter la garde.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda Zacharie.
— Je voudrais voir l’archange Michel.
— Il vous a inscrit sur la liste des visiteurs ?
— J’en doute. Il n’attend pas ma visite.
— Dans ce cas, cher monsieur, j’ai peur que…
— Écoutez, c’est urgent, l’interrompit Azzie. Envoyez-lui mon nom. Il vous en remerciera.
Saint Zacharie se leva en grommelant et alla jusqu’à un tuyau de communication en or qui longeait la porte. Il prononça quelques mots, attendit en fredonnant. Puis colla son oreille au tuyau. On lui répondait.
— Vous êtes sûr ? Ce n’est pas la procédure habituelle… Oui… Bien sûr, monsieur, dit-il à regret avant de se tourner vers Azzie. Vous pouvez y aller.
Il ouvrit une toute petite porte à la base de la grande porte en bronze, Azzie entra, longea les différents bâtiments construits sur le vert gazon du Paradis. Enfin, il atteignit le Centre Administratif. Michel l’attendait sur le perron.
Il le guida jusqu’à son bureau, lui servit un verre de vin. Question vin, le Paradis, c’était grands crus assurés. L’Enfer, sa spécialité, c’était plutôt le whisky. Ils papotèrent un petit moment, puis Michel lui demanda ce qu’il voulait.
— Je voudrais passer un marché, expliqua Azzie.
— Un marché ? De quel genre ?
— Saviez-vous qu’Ananké m’a ordonné de mettre un terme à mon projet de pièce immorale ?
Michel le regarda, puis sourit jusqu’aux oreilles.
— Vraiment ? Tiens donc ! Cette bonne vieille Ananké, tout de même…
— C’est ce que vous pensez ? « Cette bonne vieille Ananké » ? fit Azzie d’un ton froid.
— Parfaitement. Même si elle est censée être au-dessus du Bien et du Mal, et ne jamais prendre parti, je suis heureux de constater qu’elle sait exactement de quel côté de sa tartine de moralité se trouve le beurre.
— Je veux passer un marché avec vous, répéta Azzie.
— Tu veux mon aide pour lutter contre Ananké ?
— Exactement.
— Là, je dois dire que tu m’époustoufles. Et pourquoi devrais-je passer un marché avec toi ? Ananké t’empêche de monter ta pièce immorale. Ça n’est pas du tout pour me déplaire.
— Est-ce que j’entends un léger ressentiment, là-dedans ?
Michel sourit.
— Oh, très léger, alors. Tes histoires ont en effet tendance à m’énerver un peu. Mais ma décision d’arrêter ta pièce n’a rien à voir avec ce que je pense. Mon camp a intérêt à ce que cette pièce insidieuse soit stoppée. C’est aussi simple que ça.
— Vous trouvez peut-être ça drôle, mais c’est une affaire beaucoup plus grave que ce que vous croyez.
— Grave pour qui ?
— Pour vous, évidemment.
— Je ne vois pas en quoi. Ananké fait ce qu’elle veut.
— Le simple fait qu’elle fasse quoi que ce soit est inquiétant.
Michel se redressa dans son fauteuil.
— Que veux-tu dire ?
— Depuis quand Ananké s’inquiète-t-elle du déroulement au quotidien de notre lutte, la vôtre et la mienne, entre les Ténèbres et la Lumière ?
— C’est la première fois qu’elle intervient directement, autant que je sache, reconnut Michel. Mais où veux-tu en venir ?
— Acceptez-vous qu’Ananké soit votre chef ?
— Certainement pas ! Elle n’a rien à voir avec les décisions du Bien et du Mal. Dans la gestion du cosmos, son rôle est de donner l’exemple, pas de faire la loi.
— Et pourtant, elle la fait, quand elle m’interdit de monter ma pièce.
— On ne va pas revenir là-dessus ! dit Michel en souriant.
— On y reviendrait si c’était votre pièce qu’elle avait interdite.
Le sourire de Michel disparut.
— Mais c’est la tienne, lâcha-t-il d’un ton sec.
— Cette fois peut-être. Mais si vous acceptez qu’Ananké établisse les règles du Mal, vous créez un précédent. Et ensuite, comment ferez-vous lorsqu’elle décidera d’établir les règles du Bien ?
Michel fit la moue. Il se leva, se mit à faire les cent pas dans la pièce. Au bout d’un moment, il s’arrêta devant Azzie.
— Tu as raison. En interdisant ta pièce, même si elle nous rend un fier service, à nous qui sommes tes ennemis, elle passe outre aux lois qui nous gouvernent tous. Comment ose-t-elle ?
Juste à ce moment, on sonna à la porte. Michel ouvrit d’un geste impatient.
— Ah ! Babriel ! Tu tombes bien, j’allais t’appeler.
— J’ai un message pour vous, dit Babriel.
— Ça attendra. Je viens d’apprendre qu’Ananké braconne sur nos plates-bandes, si je puis dire. J’ai besoin de parler à Gabriel et à quelques autres immédiatement !
— Ils voudraient vous parler aussi.
— Ah bon ?
— C’est pour ça qu’ils vous ont envoyé un message.
— Ah bon ? Mais que veulent-ils ?
— Je l’ignore. Ils ne me l’ont pas dit.
— Attendez-moi ici tous les deux, dit Michel.
Et il sortit d’un pas décidé.
Il ne tarda pas à réapparaître. Il était songeur, et détourna les yeux lorsqu’Azzie le regarda.
— J’ai bien peur de ne pas être autorisé à intervenir en ce qui concerne Ananké.
— Mais enfin, ce que je vous ai dit à propos de l’abrogation potentielle de vos propres pouvoirs…
— J’ai peur que cela ne soit pas le problème le plus important.
— Alors c’est quoi, le problème le plus important ? s’énerva Azzie.
— La pérennité du cosmos. Voilà ce qui est en jeu, d’après le Conseil Suprême.
— Michel, c’est une question de liberté ! La liberté du Bien et du Mal d’agir selon leurs convictions, soutenus uniquement par le droit naturel, pas par le règlement arbitraire d’Ananké !
— Ça ne me plaît pas non plus, dit Michel. Mais c’est comme ça. Abandonne ta pièce, Azzie. Tu n’as plus de munitions et tu es tout seul. Je ne sais même pas si ton propre Conseil te soutiendrait.
— Eh bien, c’est justement ce qu’on va voir.
Et Azzie fit une sortie théâtrale. Zou !