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Ylith se félicita d’avoir autant de chance. Elle avait choisi la journée idéale pour ce voyage entre le Paradis et l’adorable petit cimetière des environs de York, en Angleterre. On était fin mai, le soleil était resplendissant. Des petits oiseaux de toutes sortes gambadaient sur les branches moussues ou chantaient à tue-tête, perchés au bord du mur. Et le plus agréable, c’était que la dizaine d’angelots dont elle avait la charge se tenaient tout à fait bien, même pour des anges.
Les petits jouaient gentiment, et Ylith commençait juste à se détendre lorsque, soudain, un nuage sulfureux moutonna à moins de trois mètres d’elle. Et quand la fumée se fut dissipée, un démon d’assez petite taille, roux, au visage de renard, drapé dans une cape noire se tenait devant elle.
— Azzie ! Que fais-tu là ?
— J’avais envie de prendre quelques vacances et de laisser les affaires infernales de côté. J’en profite pour visiter certains tombeaux de saints.
— Tu n’envisages tout de même pas de changer de confession ? s’enquit Ylith.
— Je ne suis pas comme toi, répondit Azzie, faisant référence à la carrière de sorcière qu’avait autrefois embrassée Ylith. Joli petit groupe que tu as là, ajouta-t-il en faisant un signe aux angelots.
— Comme tu le vois, ils sont extrêmement sages.
— Rien de bien exceptionnel, en somme.
En fait, les petits couraient un peu partout dans le cimetière et s’invectivaient allègrement. Leurs voix fluettes s’élevaient, haut perchées et melliflues.
— Regarde ce que j’ai trouvé ! La tombe de saint Athelstan le Patelin.
— Ah oui ? Et moi, j’ai celle de sainte Anne l’Inquiète, et elle était drôlement plus importante !
Les angelots se ressemblaient beaucoup, avec leurs traits poupins et leurs cheveux bouclés d’un blond doux et chaud qu’ils portaient au carré, une coupe très à la mode ce siècle. Tous avaient des ailes bien dodues, encore couvertes de duvet et dissimulées sous leurs manteaux de voyage rose et bleu. La coutume voulait qu’en voyage sur Terre un ange cachât ses ailes.
Non pas que la présence des angelots eût surpris qui que ce fût en cette année 1324. Il était de notoriété publique à cette époque que les anges faisaient régulièrement la navette entre la Terre et le Ciel, tout comme les lutins, démons et autres créatures surnaturelles qui avaient réussi à continuer d’exister après le changement des divinités majeures, et auxquels venaient s’ajouter un certain nombre d’êtres immortels un peu difformes que personne n’avait encore eu le temps d’identifier. Question divinités, la Renaissance, c’était éclectisme et compagnie.
— Et toi, que fais-tu ici, Ylith ? demanda Azzie.
La ravissante sorcière brune expliqua qu’elle avait accepté de faire faire à ce groupe d’anges pubères le tour des Grands Tombeaux d’Angleterre, dans le cadre de leurs cours d’été en Éducation Religieuse. Ylith, peut-être du fait de son passé de sorcière au service du Mal – avant que son amour pour un jeune ange nommé Babriel ne la fasse changer de camp –, était tout à fait en faveur de l’éducation religieuse pour les jeunes. Il fallait qu’ils en sachent un minimum, de façon que, quand on leur posait des questions, leurs réponses n’embarrassent pas le Ciel.
Leur point de départ, le Champ des Martyrs, au nord de l’Angleterre, réunissait beaucoup de tombes connues. Les angelots allaient de l’une à l’autre, découvraient qui était planté six pieds sous terre ici ou là.
— Tiens, voilà l’endroit où est enterrée sainte Cécile l’Imprudente, disait l’un d’eux. Je lui ai parlé l’autre jour, justement, au ciel. Elle m’a demandé de dire une prière sur sa tombe.
— Les enfants ont l’air de très bien se débrouiller, remarqua Azzie. Si tu m’accompagnais ? Je t’offre à déjeuner.
Azzie et Ylith, autrefois, avaient été comme on dit « une affaire qui roule », à l’époque où tous deux étaient de méchantes créatures au service du Mal. Ylith n’avait pas oublié combien elle avait été folle du jeune démon ambitieux au museau pointu. Mais cela faisait déjà quelques lustres, et pas mal de nuages avaient passé dans le ciel depuis.
Elle marcha en direction de l’endroit indiqué par Azzie, près d’un imposant chêne, et tout à coup il y eut un éclair de lumière suivi d’un changement total du paysage. Ylith se retrouva alors au bord d’une mer, sur une plage bordée de palmiers doucement agités par le vent, avec un gros soleil rouge pesant à l’horizon. Tout au bord de l’eau était installée une table garnie de bonnes choses à boire et à manger. Il y avait un large lit, aussi, avec des draps en satin et d’innombrables coussins de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Juste à côté, un petit chœur de satyres chantait la musique de la séduction.
— Allonge-toi, dit Azzie, qui avait accompagné Ylith dans ce nouveau décor. Je te comblerai de raisin et de sorbets et nous connaitrons de nouveau les délices qui, autrefois, il y a trop longtemps de cela, nous enchantèrent.
— Eh là ! Tout doux ! dit Ylith en se dégageant du bras qu’Azzie avait langoureusement posé sur ses épaules. Tu oublies que je suis un ange.
— Je n’oublie rien du tout. Je pensais simplement qu’une petite pause te ferait plaisir.
— Il est certaines règles que nous devons respecter.
— Elles s’appliquent aussi à ton petit coup de cœur pour le docteur Faust ?
— Ça, c’était une erreur. Le stress émotionnel a faussé mes capacités de jugement. Mais je me suis repentie, depuis. Je vais bien, maintenant. Comme avant.
— Sauf que c’est à cause de ça que vous avez rompu, toi et Babriel.
— On continue à se voir de temps en temps. Et comment sais-tu tout cela, d’abord ?
— Les tavernes des Limbes sont un lieu d’échanges privilégié pour les potins tant paradisiaques qu’infernaux.
— Je ne vois pas en quoi ma vie amoureuse serait susceptible de faire la une des cancans.
— Mais vous avez fait partie des stars, gente dame. Vous sortiez avec moi, autrefois, vous vous rappelez ?
— Azzie, tu es incroyable. Pour me séduire, tu devrais me dire que je suis belle et désirable, pas que tu es quelqu’un d’important !
— À vrai dire, je te trouve, très, très en beauté.
— Et tu es très, très rusé, comme toujours. (Ylith se tourna vers la mer, contempla un instant le paysage.) C’est une magnifique illusion que tu as créée là, Azzie. Mais il faut vraiment que je retourne auprès des enfants.
Elle repassa de l’illusion bord de mer à la réalité cimetière juste à temps pour empêcher l’ange Ermita de tirer les oreilles de l’ange Dimitri. Azzie apparut bientôt à ses côtés, apparemment peu dépité d’avoir été rembarré.
— De toute façon… Je n’ai pas l’impression que ça soit moi que tu désires vraiment, dit Ylith. Qu’est-ce qui te tracasse, exactement ? Que fais-tu ici ?
Le démon eut un petit rire amer.
— Je suis entre deux contrats. Au chômage, en quelque sorte. Et je suis venu ici pour réfléchir à la suite des événements.
— Venu ici ? En Angleterre ?
— Au Moyen Âge, en fait. C’est une de mes époques préférées de l’histoire de la Terre.
— Mais comment peux-tu être au chômage ? Après la maestria avec laquelle tu as récemment mené l’affaire Faust, je pensais que les Puissances du Mal t’auraient donné plein de travail.
— Ah ! Ne me parle pas de l’affaire Faust !
— Pourquoi donc ?
— Les honneurs qui me revenaient après le monstrueux cafouillage de Méphistophélès, les Juges de l’Enfer m’en ont privé. Ces crétins de l’Enfer continuent de faire comme s’ils étaient assurés d’avoir du travail pour l’éternité, sans se rendre compte qu’ils risquent incessamment de passer de mode et de disparaître de l’esprit de l’homme pour toujours.
— Les Forces du Mal, sur le point de disparaître ? Mais qu’arriverait-il au Bien ?
— Il disparaîtrait aussi.
— C’est impossible. L’humanité ne peut pas vivre sans avoir d’opinions bien tranchées sur le Bien et le Mal.
— Tu crois ça ? C’est pourtant déjà arrivé. Les Grecs vivaient sans vérités absolues, et les Romains aussi.
— Je n’en suis pas si sûre. Et quand bien même tu dirais vrai, je ne peux pas imaginer l’espèce humaine replonger dans le paganisme éclatant mais moralement dévoyé qu’elle a déjà connu.
— Et pourquoi pas ? Le Bien et le Mal, ce n’est pas comme le pain et l’eau. L’homme peut s’en passer et vivre tranquillement sa vie.
— C’est ce que tu veux, Azzie ? Un monde sans Bien ni Mal ?
— Certainement pas ! Le Mal, c’est mon fonds de commerce, Ylith. Ma vocation. J’y crois. Ce que je veux, c’est trouver quelque chose de fort en faveur de ce qu’ils appellent Mauvais, quelque chose qui motivera les hommes, les captivera, et les replongera dans la bonne vieille tragédie du Bien et du Mal, du profit et de la perte.
— Tu crois que tu peux y arriver ?
— Bien sûr. C’est pas pour me vanter, mais je peux faire n’importe quoi du moment que je me concentre un peu.
— Eh bien, au moins ton ego est en pleine forme, ça fait plaisir à voir !
— Si seulement je pouvais convaincre Ananké ! soupira Azzie, faisant référence à l’esprit incarné de la Nécessité, qui régnait d’une manière toute personnelle sur les hommes et les dieux. Mais cette vieille peau persiste à vouloir vivre dans l’ambiguïté !
— Tu trouveras bien une solution, va, le rassura Ylith. En attendant, moi, il faut vraiment que j’y aille.
— Je ne comprends pas comment tu fais pour supporter ces braillards toute la journée.
— Quand on veut être bon, apprendre à aimer ce qu’il faut de toute façon aimer, c’est faire la moitié du travail.
— Et l’autre moitié, c’est quoi ?
— Résister aux flatteries des ex. Surtout quand ils sont démoniaques ! Au revoir, Azzie. Et bonne chance !