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— Eh bien, Morton, on peut dire que vous vous êtes fichu dans un sacré pétrin.
Kornglow se redressa, ébloui. L’instant d’avant, il était seul dans le donjon de Sforza, occupé à panser ses blessures tout en réfléchissant à l’étendue de ses malheurs. Le seul confort qu’offrait son cachot était une paillasse moisie jetée à même le sol en terre battue, et s’y sentir à l’aise aurait nécessité bien des efforts ou des substances fumables. Mais voilà qu’il se retrouvait à l’air libre. Tous ces changements de dernière minute l’épuisaient, à dire vrai, et l’étrange roulis qu’ils provoquaient avait tendance à lui tournebouler l’estomac.
Azzie se tenait debout devant lui, splendide dans sa cape rouge sang et ses bottes en cuir souple.
— Excellence ! s’écria Kornglow. Je suis tellement content de vous voir !
— Tiens donc ! Je suis pourtant au regret de te dire que ton aventure est compromise avant même d’avoir vraiment commencé. Mais comment t’es-tu débrouillé pour égarer ton cheval magique ?
Kornglow sauta à pieds joints sur la bonne vieille excuse que depuis des siècles les hommes ne se lassent pas d’avancer.
— J’ai été tenté par une sorcière, et pas des moindres. Roulée ! Je ne vous dis que ça. Et je ne suis qu’un homme, moi ! Qu’est-ce que je pouvais faire ?
Puis il raconta son aventure avec la belle Léonore. Azzie y détecta une touche familière.
— Le cheval était là au début de ton aventure ? demanda-t-il à Kornglow.
— Mais oui, Excellence ! Seulement quand je l’ai cherché, après, il avait disparu. Remplacé par un âne. Vous pourriez m’en fournir un autre, dites, que j’essaie encore un coup ?
— Les chevaux magiques, ça ne court pas les chemins. Si vous aviez su le mal qu’on a eu à se procurer celui-là, vous en auriez mieux pris soin.
— Mais il doit bien exister un autre objet magique qui puisse faire l’affaire, non ? Ça doit forcément être un cheval ?
— Non. Nous pouvons peut-être trouver autre chose, en effet.
— Et cette fois, je ferai tout bien comme il faut, Excellence ! Mais… il y a autre chose.
— Quoi donc ?
— J’aimerais changer de vœu.
Azzie le regarda fixement.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— J’avais demandé la main de dame Cressilda, mais j’ai changé d’avis. Elle pourrait m’en vouloir toute la vie, rapport au fait que je suis pas un gentilhomme. Mais la jolie Léonore, elle m’irait comme un gant. Alors c’est elle que je veux.
— Ne soyez pas ridicule. Votre dossier a été enregistré, vous aurez Cressilda.
— Mais elle est déjà mariée !
— Ça, vous le saviez. Et quelle différence cela fait-il ?
— Une différence énorme ! Je continuerai à vivre dans le même monde que son mari. Et vous n’allez pas pouvoir passer votre temps à me protéger, si ?
— Effectivement… Mais vous avez fait votre choix. Vous vouliez Cressilda, vous aurez Cressilda.
— Rien dans notre accord ne stipulait que je ne pouvais pas changer d’avis. L’inconstance est un des traits les plus marqués de ma personnalité, et je trouve injuste qu’on me demande de stabiliser mon instabilité d’humeur.
— Je vais y réfléchir. Vous aurez ma réponse très bientôt.
Et Azzie disparut. Kornglow s’installa pour un petit somme, puisqu’il n’avait rien d’autre à faire.
Mais une fois encore, il fut réveillé en sursaut. Azzie était de retour, avec un nouveau cheval blanc si beau que personne n’aurait pu douter qu’il était magique.
Un petit entretien avec Léonore avait confirmé ce qu’Azzie soupçonnait depuis le début : elle n’était pas plus humaine que lui. Il s’agissait en fait d’un elfe de grande taille qui se déguisait en être humain.
— Les elfes sont méchants, dit-elle à Azzie. Comme je suis plus grande que la majorité d’entre eux, ils se moquent de moi, me traitent de géante et disent que personne ne voudra jamais m’épouser. Mais en femme, je suis petite, et les hommes me trouvent adorable. Si j’épouse un humain, il est certain que je vivrai bien plus longtemps que mon mari. Mais tant qu’il sera sur terre, je serai aux petits soins pour lui, je vous assure.
Juste à ce moment, Kornglow arriva sur le cheval magique.
L’elfe devint timide, tout à coup. Mais qui ne l’aurait été en constatant que les puissances du Mal intervenaient pour faire plaisir à quelqu’un ?
— Monseigneur, dit Léonore à Azzie, je sais que notre bonheur n’était pas dans vos intentions, mais je vous en remercie quand même. Qu’exigez-vous de mon cher et tendre ?
— Simplement qu’il vous fasse monter en croupe et vous emmène le plus vite possible jusqu’à Venise. J’ai des monceaux de choses à vous faire faire là-bas et je ne sais pas si j’aurai le temps de vous préparer d’autres aventures pour la route.
— Nous irons directement à Venise, alors, puisque c’est ce que vous désirez. Je ferai en sorte que Kornglow ne se disperse pas trop.
Et les amoureux s’éloignèrent sur le cheval magique.
Azzie les regarda en secouant la tête. Les choses n’allaient pas du tout comme prévu. Aucun des acteurs ne jouait le rôle qu’on lui avait confié. C’était ce qui arrivait, supposa-t-il, lorsqu’on ne leur donnait pas le texte.