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La cérémonie eut lieu en grande pompe, comme on aimait à le faire à la Renaissance et chez les démons. Il n’y avait malheureusement pas de public, on avait dû jouer à guichet fermé – entendez par là que les guichets n’avaient jamais été ouverts – car étant donné les circonstances, le spectacle devait rester privé. Mais ce fut très réussi tout de même, dans l’auberge déserte, avec la pluie battant les carreaux.

Les pèlerins avancèrent dans la salle commune, en tenue d’apparat, chandelier à la main. Ils remontèrent l’allée centrale, créée pour la circonstance, jusqu’à la scène. Azzie, en parfait Monsieur Loyal, les présenta un par un, et eut pour chacun un mot gentil, un compliment.

Et puis de drôles de choses se produisirent. Le rideau bougea tout seul, une odeur âcre se répandit dans la pièce. Mais le pire, c’était le vent, qui se mit à gémir comme si une âme en peine essayait désespérément d’entrer dans l’auberge.

— Jamais entendu un vent pareil, soupira l’Arétin.

— Ce n’est pas le vent, dit Azzie.

— Pardon ?!?

Mais le démon refusa de s’étendre sur le sujet. Il savait reconnaître une Visitation quand il en entendait une. Il en avait provoqué un trop grand nombre pour pouvoir se méprendre, surtout qu’un froid sidéral s’abattit sur l’auberge et que d’étranges bruits sourds retentirent un peu partout, venant confirmer ses soupçons. Il n’espérait qu’une chose, c’était que cette nouvelle force, quelle qu’elle fût, attende un peu avant d’entrer en scène. Elle semblait avoir quelque difficulté à trouver son chemin. Et le plus infernal, c’était qu’Azzie ne savait même pas par qui ou par quoi il était poursuivi. C’était assez inhabituel, comme situation, pour un démon, d’être hanté par ce qui ressemblait fort à un fantôme. Cela lui donnait néanmoins une idée de ce qui l’attendait, le vaste abîme de la déraison qui menaçait d’engloutir les fragiles édifices qu’étaient la logique et la causalité. Un tout petit mouvement, semblait-il, et ces notions pouvaient cesser d’exister.

Après les présentations, il y eut un court interlude, avec le chœur des Petits Chanteurs à la Tête de Bois, que l’Arétin avait engagé pour l’occasion. À un moment, certains crurent que saint Grégoire lui-même faisait une apparition ectoplasmique, car une forme allongée et mince avait commencé à se matérialiser près de la porte. Mais cette chose, quelle qu’elle fût, n’avait pas bien prévu son truc, car elle disparut avant de se matérialiser en entier, et la représentation continua.

Les acteurs posèrent leurs chandeliers sur l’autel et allumèrent les bougies. Azzie fit un petit speech pour les féliciter, boucla la boucle de sa pièce en insistant sur le fait qu’ils s’en étaient tous très bien sortis sans efforts particuliers. Ils avaient gagné le bonheur en se laissant porter par les événements, ce qui prouvait que le bonheur n’avait rien à voir avec le bon caractère ou la bonne action. Au contraire, la chance était quelque chose de neutre qui pouvait arriver à n’importe qui.

— La preuve, ce sont mes personnages, qui ont tous bien mérité leur récompense ce soir car ils n’ont rien fait de plus qu’être eux-mêmes, c’est-à-dire être imparfaits.

Pendant ce temps, l’Arétin, assis au premier rang, prenait fébrilement des notes. Il réfléchissait déjà à la pièce qu’il allait tirer de tout ça. Azzie pensait peut-être qu’il suffisait de monter une sorte de divine comédie, mais ce n’était pas comme cela qu’un écrivain procédait. Dans les très bonnes pièces, il n’y avait pas de place pour l’improvisation, et l’Arétin entendait faire du très bon travail.

Plongé qu’il était dans ses notes, il ne réalisa que la cérémonie était terminée que lorsque les pèlerins, descendus de scène, vinrent lui taper dans le dos en lui demandant si ça lui avait plu. L’auteur, ravalant son penchant pour l’acerbe, déclara qu’ils s’en étaient tous très bien sortis.

— Et maintenant, dit Azzie, il est temps de s’en aller. Vous n’aurez plus besoin des chandeliers, alors je vous demanderai de les poser dans le coin, là, et je provoquerai un miracle mineur pour les renvoyer dans les Limbes. L’Arétin, êtes-vous prêt à mener ces gens jusqu’en lieu sûr ?

— Bien sûr. S’il existe un moyen de quitter cette île, je le trouverai. Mais vous ne nous accompagnez pas ?

— Si, mais il se peut que je sois un peu retardé pour des circonstances indépendantes de ma volonté. Si cela se produit, vous savez quoi faire, Pietro. Emmenez ces gens en lieu sûr !

— Et vous ?

— Je ferai le nécessaire pour rester en vie, ne vous en faites pas. La persévérance au service de nos intérêts est une qualité très développée chez les démons.

Azzie, l’Arétin et la petite troupe de pèlerins s’enfoncèrent alors dans la nuit orageuse du funeste destin qui s’abattait sur Venise.

Le démon de la farce
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