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Tout semblait indiquer que le projet d’Azzie aiguisait considérablement l’attention du Monde Spirituel. La rumeur disait même que les paris étaient ouverts, et que les choses ne se déroulaient pas tout à fait comme prévu. Le problème numéro un, évidemment, était la soudaine arrivée des anciens dieux, Zeus et sa bande. De tels événements nécessitaient l’urgente attention de Michel, et c’est dans cet état d’esprit qu’il rencontra l’ange Babriel.
L’entretien de Babriel avec l’archange eut lieu dans la salle du conseil du complexe administratif Porte-du-Paradis, au centre du Paradis. L’immeuble était un bâtiment très haut, aérien pour ainsi dire, stimulant, et les anges adoraient y travailler. En plus de la joie ineffable qu’ils éprouvaient à être tout près du Très Haut, travailler dans un bijou d’architecture les ravissait.
En ce début de soirée, il pleuvait sur le quartier des Bonnes-Vibrations, comme on appelait parfois le centre du Paradis. Babriel se pressait dans les couloirs en marbre, se permettant quelques petits envols de vingt ou trente pas pour aller plus vite, même si un peu partout on pouvait lire sur des panneaux : IL EST INTERDIT DE VOLER DANS LES COULOIRS.
Enfin, il arriva devant la porte des bureaux de Michel, dans l’aile gauche, frappa et entra.
L’archange était à sa table de travail, entouré d’ouvrages de référence ouverts. Un ordinateur ronronnait doucement sur le côté, la lumière était douce et dorée.
— C’est pas trop tôt, dit-il. (Et, l’espace d’un tout petit instant, il eut même l’air en colère.) Il va falloir que vous repartiez tout de suite.
— Que se passe-t-il ? demanda Babriel en s’asseyant sur une des petites banquettes installées en face du bureau de Michel.
— Azzie et son histoire de pièce, ça prend des proportions invraisemblables. Il semblerait que notre démon ait recours aux services d’Ananké en personne, qui lui a donné l’autorisation expresse de faire des miracles en vue de la réalisation de son projet. Pour couronner le tout, Ananké a déclaré qu’à nous, la Lumière, ne seraient plus accordés de privilèges spéciaux sur simple justification du fait que nous représentons le Bien. J’ai également appris de source sûre qu’Azzie envisage de soustraire Venise à la réalité pour en faire une entité spéciale. Sais-tu ce que cela veut dire ?
— Pas vraiment, non.
— Cela veut dire que ce nuisible démon pourra, dans l’absolu en tout cas, récrire l’histoire selon son point de vue.
— Mais une Venise abstraite n’aurait aucun impact sur le déroulement de l’histoire humaine.
— C’est exact. Mais elle pourrait servir de modèle à toutes les âmes insatisfaites qui pensent que l’histoire devrait être autre que ce qu’elle est en réalité –le récit des tribulations et des souffrances de l’homme sur Terre. Le concept de réécriture fiche complètement en l’air la doctrine de la Prédestination. Il ouvre à l’homme les portes d’un royaume où le Hasard peut jouer un rôle encore plus important que celui qu’il joue déjà.
— Ouh là ! C’est grave, ça, s’inquiéta Babriel.
Michel acquiesça.
— L’ordre même du cosmos en serait bouleversé. Notre prééminence, si ancienne soit-elle, est remise en question, ici. Le principe du Bien devient sujet à controverse.
Babriel le regarda, bouche bée.
— Mais nous en retirons tout de même une chose, continua Michel.
— Quoi donc ?
— Nous nous retrouvons dégagés de l’obligation de justice et d’équité. Ce qui veut dire que nous n’avons plus à mettre de gants. Il ne s’agit plus d’un combat de gentilshommes. Nos scrupules, nous allons enfin pouvoir les mettre au fond de notre poche, avec un mouchoir par-dessus, et passer aux choses sérieuses, nous battre !
— Exactement ! renchérit Babriel, bien que jusque-là il n’ait pas eu le sentiment que l’archange s’était beaucoup encombré de scrupules dans l’exercice de ses fonctions. Mais que voulez-vous que je fasse, au juste ?
— Nous venons d’apprendre qu’Azzie a recours à des chevaux magiques pour réaliser son plan.
— C’est bien de lui, ça…
— Il n’y a aucune raison pour qu’on le laisse arriver à ses fins sans réagir. Retourne sur Terre, Babriel, et va jusqu’à la demeure du seigneur Rodrigue Sforza. Un cheval magique attend dans son écurie, destiné à Kornglow. Vois ce que tu peux faire.
— À vos ordres, mon archange ! fit Babriel, au garde-à-vous.
Et il s’envola à travers les couloirs, à grands battements d’ailes. C’était du sérieux, cette mission !
En à peine plus d’une demi-seconde, il arriva sur Terre. Une autre demi-seconde pour s’orienter et il s’envola de nouveau pour le manoir des Sforza. Il se posa en douceur dans la cour.
L’aurore pointait à l’horizon, et personne n’était encore levé. Babriel regarda autour de lui, et se dirigea vers l’écurie. D’un coin sombre lui parvinrent aussitôt les bruits caractéristiques d’un homme contant fleurette à une servante, un échantillon complet, avec frottement d’étoffe, gloussements et soupirs divers et variés. Un hennissement lui fit tourner la tête. Juste à côté se trouvait un étalon blanc à la selle duquel étaient accrochées des sacoches en cuir travaillé. Il cajola le bel animal et le détacha.
— Viens, ma beauté. Viens avec moi, chuchota-t-il en l’entraînant.