3

Les pèlerins étaient toujours à l’auberge lorsqu’Azzie regagna Venise. Rodrigue et Cressilda, côte à côte, étaient assis dans un coin. Ils ne se parlaient pas, mais étant l’un et l’autre les seules personnes de rang suffisant pour se sentir en confiance, ils n’avaient pas le choix. Comme d’habitude, Kornglow et Léonore passaient inaperçus. Puss et Quentin jouaient au jeu du berceau avec un bout de ficelle. Mère Joanna faisait du tricot tandis que sir Oliver astiquait la poignée sertie de pierres précieuses de son épée de cérémonie.

Azzie alla droit au but.

— J’ai peur que nous ayons un petit problème. Notre pièce a été annulée. Mais permettez-moi de vous remercier tous pour votre collaboration. Vous avez fait du très bon travail avec les chandeliers.

— Antonio, mais enfin, que se passe-t-il ? s’étonna Oliver. Nos vœux seront-ils exaucés ? J’ai déjà rédigé un petit texte de remerciement, nous devons y aller.

À leur tour, les autres lui firent part de leurs reproches. D’un geste, Azzie réclama le silence.

— Je ne sais pas comment vous le dire, mais l’autorité la plus puissante qui soit m’a ordonné de cesser ma production. Il n’y aura pas de cérémonie des chandeliers d’or.

— Mais qu’est-il arrivé ? demanda mère Joanna.

— Il semblerait que nous ayons violé quelque ridicule et antédiluvienne loi de la nature.

— Mais les hommes passent leur temps à violer les lois de la nature, s’étonna la religieuse. Et alors ?

— En général, ça ne porte pas à conséquence. Mais cette fois, je crois qu’on a été pris la main dans le sac. On m’a reproché de faire une trop grande consommation de chevaux magiques.

— On s’occupera de tout ça plus tard, non ? intervint Oliver. Pour l’instant, nous sommes impatients d’en finir, alors allons-y.

— J’aimerais pouvoir vous laisser faire, mais c’est impossible. L’Arétin va maintenant passer parmi vous pour récupérer les chandeliers.

Solennel, le poète s’exécuta, prit un à un les chandeliers qu’on lui tendait à contrecœur.

— Il va nous falloir quitter cet endroit, continua Azzie. Venise est condamnée à disparaître. Nous devons partir immédiatement.

— Pourquoi si tôt ? dit mère Joanna. Je n’ai même pas eu le temps de faire un peu de tourisme, de visiter quelques tombeaux de saints.

— Si vous ne voulez pas que cette ville soit votre tombeau, faites ce que je vous dis. Vous devez suivre l’Arétin. Pietro, vous m’écoutez ? Nous devons faire quitter Venise à tous ces gens.

— Facile à dire, grommela l’Arétin. Je vais voir ce que je peux faire. (Il posa les chandeliers dans un coin.) Et vos bibelots, j’en fais quoi ?

Azzie allait répondre lorsqu’il sentit qu’on lui tirait la manche. Il baissa les yeux. C’était Quentin, avec Puss à côté de lui.

— S’il vous plaît, monsieur, supplia le garçonnet. J’ai appris tout mon texte par cœur pour la cérémonie. Puss m’a aidé.

— C’est très bien, les enfants.

— On ne va pas pouvoir le réciter ? insista Quentin.

— Tu pourras me le dire plus tard, quand tu seras en sécurité loin de Venise.

— Mais ça sera pas pareil. On l’a appris spécialement pour la cérémonie.

Azzie fit la moue.

— Il n’y aura pas de cérémonie.

— Quelqu’un a fait une bêtise ?

— Non, non, il ne s’agit pas de ça.

— C’était une mauvaise pièce, alors ?

— Non ! s’énerva Azzie. Ce n’était pas une mauvaise pièce. C’était une excellente pièce. Vous jouiez tous vos propres rôles, on ne peut pas rêver mieux !

— Si c’était pas une mauvaise pièce, continua Quentin, et qu’on n’a rien fait de mal, alors pourquoi on peut pas la finir ?

Azzie allait répondre, mais il hésita. Il se souvenait de sa jeunesse de petit démon méprisant toute autorité, soucieux d’une seule chose : aller là où le péché et la vertu, sa fierté et sa volonté le mèneraient. Il avait beaucoup changé depuis. Aujourd’hui, une femme lui donnait des ordres, et il obéissait. Bien sûr, Ananké, ce n’était pas n’importe quelle donzelle – c’était plutôt une sorte de principe divin, vague mais irrésistible, avec de la poitrine. Sa présence avait toujours pesé sur le monde, lointaine mais, encore une fois, irrésistible. Cette fois, pourtant, elle avait brisé la règle qui, depuis la nuit des temps, l’avait empêchée d’intervenir. Et qui avait-elle choisi pour porter la responsabilité d’une telle action ? Azzie Elbub.

— Cher enfant, dit Azzie, assister à cette cérémonie, c’est peut-être signer notre mort à tous.

— Mais on doit tous mourir un jour, monsieur, répondit Quentin.

Azzie le regarda, stupéfait. Ce môme avait le toupet d’un démon et le sang-froid d’un saint. Comment ne pas lui céder ?

— Très bien, gamin. Tu m’as convaincu. Tout le monde ! Ramassez vos chandeliers et prenez place sur la scène qui a été installée devant le bar !

— Vous allez jusqu’au bout ! s’exclama l’Arétin, ravi. Merci, mon ami, merci. Parce que, autrement, je n’avais vraiment pas d’idée pour la fin de la pièce !

— Eh bien, vous en avez une, maintenant. L’orchestre est dans la fosse ?

Il y était, et de très bonne humeur d’abord parce que l’Arétin avait payé les musiciens trois fois le tarif corporatif pour qu’ils acceptent d’attendre Azzie, et ensuite parce que, avec les inondations, leur planning de concerts était aussi désert que la place Saint-Marc un lendemain de carnaval.

L’orchestre attaqua un air. Azzie agita la main. La cérémonie commença.

Le démon de la farce
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