4

Les pèlerins se levèrent juste avant les premières lueurs du jour. Tandis que le soleil faisait timidement son apparition à travers le feuillage, ils réunirent leurs affaires, se restaurèrent rapidement et reprirent la route. Toute la journée, ils cheminèrent à travers la forêt, attentifs au moindre signe de danger. En dehors des moustiques, ils ne firent pas de rencontres désagréables.

Comme le soir venait, sir Oliver et mère Joanna, un peu nerveux, cherchaient les signes annonciateurs de la présence d’une auberge, comme Azzie l’avait promis. Ils avaient peur d’avoir été trompés.

Mais Azzie avait dit vrai, et soudain l’auberge apparut droit devant eux, maison en pierre à un étage, avec une réserve à bois, un enclos pour les bêtes, et une cahute pour les domestiques.

Frère François, barbu robuste et corpulent, les accueillit, leur serra la main à tous.

Azzie entra en dernier, et donna à frère François un sac de pièces d’argent.

— Pour notre vivre et notre couvert à tous.

Puis il eut un rire et un regard bizarres, et frère François eut un mouvement de recul, comme s’il avait été frappé par quelque mauvaise pensée.

— Monseigneur, demanda le dominicain, n’ai-je pas déjà fait votre connaissance ?

— Il est possible que vous m’ayez vu à Venise, dit Azzie.

— Non, ce n’était pas à Venise. C’était en France, à propos du retour d’un homme à la vie.

Azzie se souvenait de l’incident, mais n’avait aucune raison d’éclairer le moine à ce sujet. Il secoua poliment la tête.

Après cela, frère François parut préoccupé, ailleurs. Il expliqua le fonctionnement de l’auberge à ses clients, mais il avait visiblement du mal à se concentrer sur ses propres paroles. Il regardait sans arrêt du côté d’Azzie en marmonnant des choses incompréhensibles, et se signa même à la dérobée.

Lorsqu’ Azzie lui demanda s’il pouvait s’installer dans la petite pièce, à l’étage, frère François accepta avec empressement. Puis il resta un long moment à secouer la tête en contemplant les pièces déposées par Azzie dans le creux de sa main. Enfin, il s’adressa à mère Joanna et à sir Oliver.

— Ce jeune homme, qui est avec vous, vous le connaissez depuis longtemps ?

— Pas du tout, répondit sir Oliver. Vous a-t-il roulé ?

— Non, non. Au contraire.

— Que voulez-vous dire ?

— Il a accepté de payer six liards pour cette chambre et a déposé ces pièces de cuivre dans ma main. Puis il a dit : « Oh, et puis après tout, au diable l’avarice ! » il a pointé le doigt sur les pièces, et elles se sont changées en argent.

— En argent ! s’écria mère Joanna. Vous êtes sûr ?

— Certain. Regardez vous-même.

Et il leur tendit une pièce. Ils la regardèrent tous les trois comme si c’était le diable en personne.

Plus tard, lorsqu’ Oliver et mère Joanna cherchèrent frère François pour lui parler du repas du lendemain matin, ils ne le trouvèrent nulle part. Ils finirent par découvrir, accroché à la porte de l’office, un petit mot qui disait : « Messeigneurs, veuillez m’excuser, mais je viens de me souvenir que j’avais un rendez-vous urgent avec l’abbé de Saint Bernard. Je prierai Dieu pour qu’Il protège vos âmes. »

— C’est curieux, tout de même, dit Oliver. Qu’en pensez-vous ?

Mère Joanna serra les lèvres.

— Cet homme avait peur, c’est pour cela qu’il est parti.

— Mais s’il pense qu’Antonio est un démon, pourquoi ne pas nous l’avoir dit, au moins ?

— À mon avis, il avait trop peur pour dire un seul mot, étant donné que ce démon a choisi de voyager en notre compagnie.

Elle réfléchit un instant avant d’ajouter :

— Et d’ailleurs, peut-être bien que nous devrions avoir peur, nous aussi.

Le soldat et la religieuse restèrent assis ensemble un long moment, fixant les flammes d’un regard sinistre. Sir Oliver remuait les braises, mais rien de ce qu’il voyait dans les flammes ne lui plaisait. Mère Joanna frissonna sans raison apparente car il n’y avait pas de courant d’air.

— Nous ne pouvons pas continuer comme ça, dit-elle enfin.

— Non, vous avez raison.

— Si c’est un démon, nous devons prendre des mesures, assurer notre protection.

— Mais comment en être sûrs ?

— Il faut le lui demander.

— Allez-y. Je vous en serai éternellement reconnaissant.

— Eh bien… c’est-à-dire… je pense que vous vous en sortirez mieux que moi. Vous êtes un soldat, après tout. Regardez-le bien en face et posez-lui la question.

— Je ne veux pas risquer de l’insulter, répliqua sir Oliver après réflexion.

— Cet Antonio n’est pas un être humain.

— Quoi qu’il soit, il verra peut-être une objection à ce que nous le sachions.

— Il faut pourtant bien que quelqu’un lui parle.

— Oui, évidemment…

— Et si vous êtes un tant soit peu courageux…

— Bon, bon. D’accord, je lui parlerai.

— De toute façon, c’est un démon, j’en suis sûre, affirma mère Joanna. Des petites lumières rouges qui dansent dans un regard, ça ne trompe pas. Et vous avez remarqué le bas de son dos ? La bosse qui soulève son pourpoint ne peut guère suggérer autre chose qu’une queue !

— Un démon ! Ici, avec nous ! Mais nous allons devoir le tuer, non ?

— Ça se tue, un démon ? À mon avis, ça ne doit pas être facile.

— Vous croyez ? Je n’ai aucune expérience en la matière.

— Je n’en ai qu’un tout petit peu. La branche de l’Église pour laquelle je travaille ne s’occupe pas d’éloigner les mauvais esprits, en principe. Nous laissons ce genre de chose aux autres ordres. Mais il se trouve toujours quelqu’un pour vous raconter telle ou telle histoire.

— Qui raconte que… ?

— Que tuer un démon est une tâche difficile, pour ne pas dire impossible. Et qu’en plus, si on arrive à le tuer, c’est qu’il ne s’agissait probablement pas d’un démon, mais d’un humain, malheureusement doté par la nature d’yeux avec des petites lumières rouges. Vous parlez d’une situation embarrassante… Dans ces cas-là, c’est la tuile.

— Diablement compliqué, comme situation, en effet… Mais qu’allons-nous faire, alors ?

— Je suggère que nous prévenions les autres, puis que nous réunissions toutes les reliques que nous avons pour tenter d’exorciser ce mauvais esprit.

— Ça risque de ne pas lui plaire, dit Oliver, songeur.

— Tant pis. Il est de notre devoir d’exorciser les démons.

— Oui, bien sûr.

N’empêche, Oliver ne trouvait pas l’idée si bonne que ça.

Les autres membres du groupe ne furent pas surpris d’apprendre que mère Joanna supputait la présence d’un démon parmi eux. En ces temps agités, c’était quelque chose qu’on avait toujours plus ou moins à l’esprit. Un peu partout, on parlait de statues qui pleuraient, de nuages qui parlaient, et Dieu sait quoi encore. Il était de notoriété publique qu’un grand nombre d’esprits mauvais avaient été mis en circulation et qu’ils passaient le plus clair de leur temps sur Terre, à essayer de tenter les hommes. D’ailleurs, tout bien considéré, il était étonnant qu’on ne vît pas de démons plus souvent.

Le démon de la farce
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