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Sir Oliver se rassit sur sa selle et regarda autour de lui. Ils étaient en pleine campagne. À gauche, une série de petites collines aux rondeurs douces s’étendait sur plusieurs kilomètres. À droite, un cours d’eau au débit rapide scintillait sous le soleil. Devant, il distinguait les contours d’un gros bosquet qui marquait l’entrée de la forêt.
Mais il y avait autre chose, en mouvement. Un point rouge qui descendait des collines en direction de la route, à six cents mètres de là.
Mère Joanna, à nouveau à cheval, s’arrêta à la hauteur de sir Oliver.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi nous arrêtons-nous ? demanda-t-elle.
— J’aime bien observer un territoire avant de m’y enfoncer.
— Et qu’espérez-vous y découvrir ?
— Les traces du passage de ces hordes de bandits dont on dit qu’elles infestent la région.
— Nous sommes déjà protégés. Je vous rappelle qu’à cet effet quatre archers se régalent à nos dépens depuis Paris.
— Je ne leur fais pas entièrement confiance. Ce genre de bonhomme, ça a une fâcheuse tendance à prendre ses jambes à son cou dès que ça chauffe un peu. Je veux voir si le danger se montre en premier.
— C’est ridicule. Vous avez déjà vu des bandits qui s’annoncent avant de vous tomber sur le râble ? Les attaques de diligences, mon brave, c’est rarement sur invitation.
— Peut-être, mais je regarde quand même, s’entêta sir Oliver. Et je vois quelqu’un sur la route.
Joanna plissa les yeux. Elle était un peu myope sur les bords, et il lui fallut un certain temps avant de voir que le point rouge était un homme.
— Mais d’où sort-il, celui-là ?
— Je l’ignore, mais il vient vers nous, donc nous allons peut-être l’apprendre d’ici peu.
Ils attendirent, immobiles. La caravane du pèlerinage s’étirait derrière eux, avec les deux voitures, quatre chevaux frais, et douze mules. Une trentaine de personnes en tout. Certains avaient rejoint le cortège à Paris, où une brève étape avait permis de faire des provisions. C’était là que les quatre archers avaient fait leur apparition. Pensionnés des guerres italiennes, ils étaient dirigés par un sergent nommé Patrice qui avait, contre rétribution, offert ses services et ceux de ses hommes pour protéger les pèlerins pendant leur périlleuse traversée du sud de la France infesté de bandits.
Parmi les pèlerins, l’atmosphère n’était pas à la rigolade. À Paris, ils avaient passé toute une soirée à se disputer sur la route à prendre pour Venise. Certains voulaient éviter les montagnes et passer par le centre de la France, c’était le chemin le plus facile, mais les Anglais faisaient encore leur mauvaise tête. Même pour eux, cet itinéraire était à éviter.
Il avait finalement été décidé de prendre un peu plus à l’est, à travers la Bourgogne, jusqu’à la rive droite du Rhône, qu’il fallait suivre jusqu’aux forêts noires du Languedoc, après la traversée desquelles on déboucherait sur le Roussillon. C’était donc l’itinéraire choisi, et jusqu’à présent, personne n’avait eu à s’en plaindre. Mais tout le monde était sur ses gardes, car dans ce maudit pays n’importe quoi pouvait arriver.
Le cavalier solitaire approchait au petit trot. Il portait un pourpoint écarlate et de ses épaules tombait une cape de tissu rouge foncé à reflets violets. Ses bottes étaient en cuir souple, et il était coiffé d’une toque en feutre vert de laquelle s’échappait une seule plume d’aigle. Il arrêta sa monture à leur hauteur.
— Buon giorno ! lança Azzie avant de se présenter sous le nom d’Antonio Crespi. Je suis un marchand de Venise, et je voyage à travers l’Europe pour vendre notre étoffe vénitienne tissée d’or, qui plaît surtout aux marchands du Nord. Permettez-moi de vous montrer quelques échantillons.
Azzie s’était préparé à cela en obtenant quelques coupons de tissu d’un vrai marchand vénitien, qu’il avait renvoyé chez lui sans marchandise mais heureux avec un sac d’or rouge.
Sir Oliver demanda à sir Antonio d’où il arrivait, puisqu’il lui avait semblé le voir débouler de nulle part. Azzie lui expliqua qu’il avait pris un raccourci qui lui avait évité un assez grand nombre de kilomètres.
— Je fais sans arrêt la navette entre Venise et Paris, alors pensez si je les connais, les petits chemins de traverse et les routes les plus sûres, répondit Azzie du ton le plus affable qu’il put. Mais si vous le permettez, monseigneur, j’aimerais me joindre à votre groupe. Faire cavalier seul dans ces contrées, c’est jouer avec sa vie. Je pourrais être utile à votre équipage, lui prêter épée forte si besoin est, et lui servir de guide pour les passages les plus difficiles. J’ai mes propres provisions, et je ne vous dérangerai en aucune façon.
Oliver regarda Joanna.
— Qu’en pensez-vous, mère Joanna ?
Elle jaugea Azzie du regard, qu’elle avait dur, critique. Azzie, qui n’en était pas à son premier examen de passage, se redressa sur sa selle, bien à son aise, une main sur la croupe de son cheval. S’ils refusaient, il était sûr de trouver un autre moyen. Déployer des trésors d’ingénuité pour arriver à ses fins, c’était une des premières choses que l’on apprenait à l’école de l’Enfer.
— Je n’y vois pas d’objection, dit enfin mère Joanna.
Ils rejoignirent les autres, et sir Oliver fit les présentations. Azzie prit position en tête du cortège, ce qui était logique puisque, selon ses dires, il connaissait la région. Sir Oliver vint lui tenir compagnie un moment.
— Savez-vous ce que la route nous réserve, dans l’immédiat ?
— Les vingt prochaines lieues, nous les ferons dans la forêt, expliqua Azzie. D’ailleurs, nous devrons camper dans les bois, cette nuit. Mais aucun bandit n’a été signalé dans ce coin depuis environ un an, donc nous devrions être tranquilles. Demain soir, nous aurons rallié une petite auberge où le couvert est ma foi fort bon. La robe des moines qui la tiennent est attachée avec un cordon bleu, assurément !
Cette nouvelle fit autant plaisir à sir Oliver qu’à mère Joanna, qui aimaient leur confort et avaient un bon coup de fourchette. Et puis Antonio s’avérait être un compagnon de voyage tout à fait plaisant. Le jeune marchand roux avait beaucoup d’histoires à raconter sur la vie à Venise et à la cour des Doges. Certaines étaient étranges, d’autres carrément triviales, ce qui ne les rendait que plus amusantes. D’autres parlaient des drôles de manières des démons et des diables qui, disait-on, visitaient Venise plus que toute autre ville.
Ainsi passa la journée. Le soleil parcourait son chemin dans le ciel, sans se presser plus que de coutume. De petits nuages traversèrent le ciel, telles des nefs cotonneuses appareillant pour le port céleste du coucher de soleil. Une douce brise agita le faîte des arbres. Les pèlerins s’enfoncèrent dans la forêt, prenant leur temps car il était inutile de précipiter une journée qui s’écoulait avec la sage lenteur de l’éternité.
Le calme qui régnait dans la forêt était absolu, surnaturel. On n’entendait pas un bruit en dehors du cliquetis des harnais et, de temps à autre, la voix d’un archer qui chantait une ballade. Enfin, le soleil atteignit son zénith et entama doucement sa descente paisible vers l’autre côté du ciel.
La caravane s’enfonça un peu plus dans la forêt, jusqu’à l’endroit où la lumière du jour se charge de l’ombre verte du feuillage. Dans les voitures, les pèlerins piquaient du nez et, sur leurs chevaux, les cavaliers relâchaient leurs brides. Une biche passa en courant sous le museau des premiers chevaux et disparut dans un éclair brun et blanc, plongeant dans les taillis. Mère Joanna talonna sa monture, mais ne sut trouver l’énergie nécessaire à une poursuite. La nature tout entière et ceux qui la traversaient semblaient sous le charme de cette forêt.
Lorsque le soir fut presque tombé, Azzie trouva une petite clairière herbue et suggéra que ce serait une bonne idée d’y passer la nuit, étant donné que la partie du chemin restant à parcourir était moins bien tracée et donc plus difficile. Les pèlerins furent heureux de suivre son conseil.
Les laquais défirent les attelages et conduisirent les chevaux jusqu’à un ruisseau tout proche. Les pèlerins descendirent de voiture, ceux qui étaient à cheval descendirent de leurs montures et les attachèrent. Les adultes installèrent un endroit où dormir tandis que les enfants, Puss en tête, se mettaient à jouer à chat.
Azzie et sir Oliver marchèrent jusqu’à la lisière de la forêt, où un chêne abattu leur fournit tout le petit bois nécessaire au démarrage d’un bon feu. Après avoir rassemblé branches et brindilles, sir Oliver ramassa deux silex et du lichen. Il n’avait jamais été très doué pour faire du feu, mais personne d’autre ne semblait disposé à se lancer, et il n’osa pas demander à Antonio.
Les étincelles volèrent vers le lichen, qui était bien sec, mais s’éteignirent presque aussitôt. Le vent du diable courait juste au-dessus du sol, contrairement à l’habitude. Oliver essaya de nouveau, puis essaya encore, mais rien n’y fit. Le méchant petit vent balayait ses efforts. Oliver avait même du mal à produire une étincelle. Plus il essayait, moins ses silex semblaient efficaces. Et on aurait dit que le petit vent n’en faisait qu’à sa guise : lorsqu’ Oliver réussit enfin à faire démarrer un tout petit feu, une bourrasque soudaine, venue d’une autre direction, l’éteignit.
Il se leva, lâcha un juron, se frotta les genoux, qu’il avait douloureux, à force.
— Si vous permettez, j’aimerais faire ça pour vous, proposa Azzie.
— Si vous y arrivez… soupira Oliver en lui tendant le silex.
D’un geste, Azzie lui fit comprendre qu’il n’en avait pas besoin. Il frotta l’index de sa main droite dans la paume de sa main gauche, puis le pointa sur le lichen. Un petit éclair bleu courut de son doigt jusqu’au lichen, le lécha un instant, puis s’éteignit. Et une jolie petite flamme le remplaça. Aucune bourrasque ne vint l’éteindre, on aurait dit que le vent avait reconnu son maître.
Sir Oliver voulut parler, mais aucun mot ne sortit de sa gorge.
— Je ne pensais pas vous surprendre de la sorte, dit Azzie. C’est juste un petit truc que j’ai appris en Orient.
Sir Oliver remarqua alors que dans ses yeux dansaient de toutes petites flammes rouges.
Azzie se détourna et se dirigea vers les voitures d’un pas tranquille.