10
Mère Joanna avait pris la grand-route en direction de Venise. Elle avait coupé à travers la forêt, pensant retrouver sir Oliver et continuer son voyage avec lui. Il faisait beau et la forêt résonnait de multiples chants d’oiseaux, ce qui avait mis la religieuse d’excellente humeur. Le ciel italien était d’un bleu doux, et ici et là couraient de petits ruisseaux d’une eau claire et scintillante par-dessus lesquels on avait envie de sauter. Mais mère Joanna ne se laissait pas aller à ce genre d’enfantillage. Elle imposait un pas régulier à sa monture, s’enfonçant imperturbablement dans la forêt. Elle arrivait justement là où la densité du feuillage en faisait un endroit sombre et triste lorsqu’elle entendit hululer une chouette et pressentit tout à coup l’imminence d’un danger.
— Qui est là ? lança-t-elle d’un ton inquiet, car devant elle, les bois étaient soudain menaçants.
— Ne bougez plus, ou je vous transperce, répondit une grosse voix d’homme.
Joanna se retourna vivement, mais la fuite s’avérait impossible. La forêt était si dense que son cheval arrivait à peine à trotter. Optant pour la prudence, elle tira sur les rênes et annonça :
— Je suis la mère supérieure d’un couvent, et je vous préviens que vous risquez la damnation éternelle si vous me touchez.
— Ravi de faire votre connaissance, répondit la voix. Je suis Hugh Dancy, plus connu sous le nom de Brigand de la Forêt-Périlleuse.
Les branches s’écartèrent et un homme apparut. Bien bâti, il était dans la force de l’âge, brun, et portait un justaucorps en cuir et des bottes. D’autres hommes sortirent à leur tour des fourrés, une douzaine en tout. À l’expression concupiscente qu’elle lut sur leurs visages, mère Joanna devina qu’ils n’avaient pas vu de femme depuis un certain temps.
— Descendez de ce cheval, ordonna Hugh. Vous allez m’accompagner jusqu’à notre campement.
— Certainement pas.
La religieuse agita les rênes. Son cheval magique fit deux pas puis s’arrêta. Hugh l’avait pris par la bride.
— Descendez, répéta-t-il. Ou c’est moi qui vous ferai mettre pied à terre.
— Quelles sont vos intentions ?
— Faire de vous une vraie femme. Nous rejetons le célibat que vous impose l’Église. Avant la fin du jour, vous serez mariée à l’un d’entre nous.
Joanna mit pied à terre.
— Plutôt mourir, dit-elle calmement.
— De petite mort, alors, ironisa Hugh.
Au même moment, à quelque distance de là, on entendit d’étranges craquements. Les hommes blêmirent, jetant des regards apeurés de tous côtés. Les craquements se firent plus proches.
— Nous sommes perdus ! hurla un des brigands.
— C’est le grand sanglier ! s’écria un autre.
— La fin est proche, soupira un troisième.
Mère Joanna en profita pour prendre les choses en main. Elle n’avait pas fait que chasser le faucon, sur ses terres.
Elle arracha sa lance à un brigand et se tourna vers l’endroit d’où venaient les bruits. Quelques instants plus tard, un énorme sanglier noir jaillit d’un buisson. La religieuse se campa devant lui, planta l’arrière de la lance dans le sol et pesa de tout son poids dessus.
— Allez, viens donc, gros porc ! le défia-t-elle. Ce soir, au menu, il y a des côtelettes !
La bête se rua vers elle et vint s’empaler sur la lance. Elle s’écroula dans une mare de sang, continua de sursauter quelques instants en émettant de petits grognements, puis rendit l’âme.
Mère Joanna posa un pied sur sa victime, en retira la lance d’un geste puissant et se tourna vers le chef des brigands.
— De quoi parliez-vous, déjà ? De petite mort ?
Il recula, les autres l’imitèrent.
— Ce… ce que je voulais dire, c’était qu’on aurait pu mettre un petit animal à mort, balbutia-t-il. Vous vous joignez à nous pour le dîner, j’espère ?
— Oui, oui, restez ! insista un des hommes, déjà occupé à dépecer le sanglier.
— Pourquoi pas ? dit mère Joanna.
— Vous êtes une véritable Diane chasseresse, souligna Hugh. Et vous serez traitée comme telle.