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Azzie avait été convoqué en Enfer de façon tout à fait péremptoire. Sa tête tournait encore tandis qu’il attendait dans le salon de Satan, dans la maison blanche depuis laquelle le P.-D.G. de l’Enfer gérait la majeure partie de ses affaires.
Un démon en costume bleu et cravate en reps apparut.
— Son Excellence va vous recevoir.
Aussitôt dit, aussitôt fait, Azzie se retrouva dans le cabinet de Satan. La maison rappelait une de ces résidences de nantis dans la meilleure des banlieues. Elle n’avait rien de particulièrement satanique – au mur, il n’y avait que des scènes de chasse, dans les vitrines des trophées de golf, et un peu partout, l’odeur du vieux cuir.
Satan possédait tous les accessoires et attributs propres à sa qualité, instruments de torture, enregistrements de messes noires, pièges divers, mais ils se trouvaient dans une autre aile de la maison, réservée aux affaires strictement infernales.
Il était plutôt court sur pattes, avait un look un peu efféminé, le cheveu rare, et portait des lunettes. Il pouvait prendre l’apparence qui lui plaisait mais en général préférait avoir l’air de rien. Pour l’heure, il portait une robe de chambre jaune et une écharpe imprimée en cachemire.
— Ah, Azzie ! Ça fait une paie, dis-moi ! Je ne t’ai pas revu depuis que tu suivais mon cours sur l’Éthique du Mal, à l’université. C’était le bon temps, ça, hein ?
— C’était le bon temps, monsieur, dit Azzie.
Satan l’avait toujours impressionné. C’était l’un des principaux architectes et théoriciens du Mal, et son modèle depuis des années.
— Alors dis-moi, continua Satan. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? J’ai entendu dire que tu voulais monter une pièce ?
— Oui. C’est vrai.
Azzie pensait que Satan apprécierait cette initiative. Il disait toujours aux jeunes démons de se lancer, d’oser se mouiller un peu, de faire quelque chose de mal.
— Cette idée de pièce immorale, je l’ai eue en regardant une pièce morale, expliqua Azzie. Vous voyez, nos ennemis essaient toujours de prouver que les bonnes actions sont la seule façon d’obtenir de bons résultats. Mais c’est de la propagande, et c’est faux. Ma pièce va démontrer à quel point leur notion est absurde.
Satan eut un rire sardonique, mais dans son expression on lisait de la douleur.
— Je ne dirais pas les choses comme ça. Le contraire du Bien, ce n’est pas exactement le Mal. Tu devrais t’en souvenir, j’avais bien insisté là-dessus dans mon cours de logique infernale de première année.
— Oui, monsieur. Mais je ne veux pas qu’on croie que le Mal, c’est être récompensé sans rien avoir à faire.
— Il ne manquerait plus que ça ! Même le Bien n’userait pas d’un argument pareil. Être bon ou mauvais, c’est une donnée de départ, pas un résultat.
— Oui, évidemment. Je n’avais pas tout à fait vu les choses sous cet angle. Mais est-ce que je ne pourrais pas faire une pièce qui traiterait des bons côtés du Mal ?
— Bien sûr que tu peux ! Mais pourquoi utiliser cet exemple plutôt tiré par la queue ? Pourquoi ne pas simplement montrer que le Mal est intelligent et très chic ?
— Ah bon, parce qu’il est… Mais oui, bien sûr. Je pensais juste que ce serait une bonne idée. C’est plutôt drôle, voyez, et nos ennemis sont tellement sérieux…
— Tu ne sous-entendrais pas qu’en Enfer nous ne sommes pas sérieux, quand même ? Parce que, là, tu as tout faux.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !
— Je ferais très attention avec cette idée, si j’étais toi. Je ne veux pas avoir à t’ordonner de laisser tomber. Et si tu laissais tout ça de côté quelque temps ? Je pourrais te trouver une autre mission.
— De côté, monsieur ? Oh, non, c’est impossible. J’ai déjà mis quelqu’un sur le coup. Je me suis engagé, je ne veux pas avoir à renvoyer les acteurs et à revenir sur ma parole. Sauf si, bien sûr, j’y suis obligé.
— Non, non, je ne t’ordonnerai pas d’arrêter. Tu imagines ? Satan ordonnant à un de ses démons de ne pas monter une pièce célébrant les activités de l’Enfer ! Ça en ferait rire plus d’un ! Non, mon cher Azzie, tout est entre tes mains. Mais souviens-toi : si les choses ne se passent pas comme tu espères un peu sottement qu’elles se passent, eh bien, disons que tu auras été prévenu. Nous t’avons proposé de remettre ce projet à un peu plus tard pour pouvoir y réfléchir, n’est-ce pas ?
Azzie en était tellement sur le derrière qu’il repartit sans poser la question qui lui tenait vraiment à cœur : l’histoire des chandeliers était-elle vraie ? Mais il était déterminé à continuer sa pièce et à rendre visite au seul être qui, pensait-il, pouvait lui fournir une réponse.