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Azzie était très satisfait en quittant la demeure de l’Arétin, le souvenir de l’histoire d’Adam encore à l’esprit. Mais curieusement, son sixième sens de démon lui disait que quelque chose clochait.

Il faisait toujours aussi beau. De légers petits nuages traversaient un ciel du plus pur azur, tels des galions de neige façonnés par des enfants. Autour de lui, Venise s’adonnait à ses plaisirs et à ses activités. Des barges lourdement chaînées transportaient vêtements et nourriture sur le Grand Canal, leur étrave renflée, de couleur vive, fendant le léger clapotis. Une barque funèbre, laquée noir et argent, glissa sans faire de bruit, le cercueil de bois verni attaché à la proue, le cortège tout de noir vêtu installé sur le pont arrière. Des cloches sonnèrent. Sur les promenades, on allait et venait, et, non loin de là, un homme passa habillé en bouffon, agitant son bonnet de coq, remuant ses grelots, sans doute un baladin en route pour le théâtre qui l’avait engagé. Un groupe de cinq nonnes se pressait, cornettes au vent, grandes ailes blanches qui semblaient prêtes à les soulever dans les airs. Assis sur une bitte d’amarrage, près d’une rangée de gondoles attachées, un individu assez corpulent coiffé d’un chapeau à large bord, carnet sur les genoux et pastels à la main, s’essayait à tracer une image du Canal aussi ressemblante que possible. Azzie s’approcha.

— On dirait que nos chemins se croisent de nouveau.

Babriel leva les yeux. La surprise le laissa béat.

— C’est la vue d’ici, que tu dessines ? demanda Azzie en passant derrière lui pour regarder l’esquisse de Babriel.

— Oui. Ça se voit pas ?

— Je… j’avais un peu de mal. Ces traits, là…

Babriel hocha la tête.

— Je sais, ils sont de travers. Cette histoire de perspective, c’est la croix et la bannière, mais je me suis dit qu’il fallait au moins essayer.

Azzie regarda une nouvelle fois le dessin, plissa les yeux.

— C’est plutôt pas mal, pour un amateur. Mais dis-moi, je suis surpris de te voir ici. Je pensais que tu retournais au Ciel.

— Moi aussi. Mais Michel m’a renvoyé ici pour faire quelques dessins et améliorer ma connaissance de l’art européen. Il te fait ses amitiés, d’ailleurs. Il m’a aussi demandé comment allait ton ami l’Arétin.

— Comment sais-tu que… ?

— Je t’ai vu sortir de chez lui. Il est assez connu, évidemment, bien que, pour la plupart, ses vers ne soient guère récitables au Paradis. Il aime se faire remarquer aussi, non ? Au hit-parade des plus gros pécheurs, en 1523, il était dans les dix premiers.

— Pfff, railla Azzie. Les moralistes ont toujours des préjugés défavorables contre les auteurs qui montrent la vie telle qu’elle est plutôt que telle qu’elle devrait être. Il se trouve que je suis un fan de l’Arétin, et je suis simplement allé lui faire mes compliments, rien de plus.

Babriel le regarda. Il n’avait pas du tout eu l’intention de demander à Azzie ce qu’il faisait chez l’Arétin, mais maintenant que le démon s’était justifié, l’ange avait la puce à l’oreille. Michel avait bien sous-entendu que quelque chose de pas très catholique se tramait, mais Babriel n’y avait guère prêté attention. Azzie était son ami, et même s’il servait le Mal, Babriel ne pouvait se résoudre à le considérer comme foncièrement mauvais.

Pour la première fois, il lui vint à l’esprit que son ami était sur un coup, et que c’était à lui, Babriel, de découvrir de quoi il s’agissait.

Ils se séparèrent en se réitérant l’estime qu’ils avaient l’un pour l’autre et en se promettant de se faire une bouffe très bientôt. Azzie s’engagea dans une rue, Babriel le suivit un moment du regard, songeur, puis retourna à son dessin.

L’ange regagna son hôtel en début d’après-midi. L’immeuble de quatre étages s’affaissait sur lui-même et semblait écrasé par les bâtiments plus hauts qui l’encadraient. Une demi-douzaine d’anges étaient descendus là parce que Signor Amazzi, le propriétaire sinistre et respectueux, faisait un prix à tous ceux qui travaillaient dans la religion. Certains disaient qu’il savait que les jeunes gens calmes, bien élevés, aux traits réguliers, qui arrivaient d’un pays nordique non spécifié et prenaient une chambre chez lui étaient des anges. D’autres disaient qu’il pensait que c’étaient des Angles, qui lui refaisaient la blague du pape Grégoire. Amazzi était à la réception lorsque Babriel entra.

— Quelqu’un vous attend dans le salon, annonça-t-il.

— De la visite ! Ça, c’est une bonne surprise ! dit Babriel.

Et il alla voir de qui il s’agissait.

Le salon était petit, intime, en demi-sous-sol, mais inondé de lumière grâce à de hautes fenêtres étroites qui la laissaient pénétrer. L’ensemble n’était pas sans évoquer l’intérieur d’une église, ce qui plaisait assez aux personnes pieuses. L’archange Michel était assis dans un fauteuil paillé à haut dossier et feuilletait un papyrus de voyages organisés vantant les mérites de la Haute Égypte. Il le referma prestement en voyant Babriel.

— Ah ! Te voilà. Je passais juste voir comment tu allais.

— Je vais très bien. Mais la perspective, c’est pas encore ça.

Babriel montra son carnet de croquis à Michel.

— Essaie encore. Une connaissance pratique de la peinture, c’est utile pour apprécier tous les chefs-d’œuvre de l’immense collection du Paradis. Dis-moi, as-tu rencontré ton ami Azzie cette fois encore ?

— Oui, justement. Je l’ai vu sortir de chez Pietro l’Arétin, le fameux poète grossier et écrivain licencieux.

— Ah bon ? Et de quoi crois-tu qu’il s’agissait ? D’une réunion de fan-club ?

— J’aimerais bien le croire. Mais la réaction un peu gênée de mon ami lorsque j’ai mentionné le nom de l’Arétin me laisse à penser que, peut-être, il y a autre chose. Seulement, vous le savez, je déteste accuser qui que ce soit de duplicité, et encore moins celui qui, même s’il est un démon, est avant tout mon ami.

— Tes scrupules t’honorent, remarqua Michel, bien que nous n’en attendions pas moins de la part de celui qui prétend au grade d’ange qualifié. Mais réfléchis. En tant que serviteur du Mal, Azzie ne ferait pas son travail s’il n’était pas occupé à quelque subterfuge visant à favoriser la prédominance du Mal dans le monde. Alors l’accuser d’avoir des idées peu avouables en tête, ce n’est que reconnaître qu’il fait son boulot. Évidemment qu’il cherche à faire un mauvais coup ! La question est : lequel ?

— Là, je dois dire que je n’en ai pas la moindre idée.

— Il va pourtant falloir trouver. Azzie n’est plus un personnage insignifiant. Il a servi les Puissances des Ténèbres deux fois déjà lors d’affaires importantes. D’abord l’affaire du Prince Charmant, et puis l’affaire Faust, dont le jugement est encore en délibéré devant les tribunaux d’Ananké. D’après ce que je sais, il siège en bonne place dans des conseils de malveillance. De toute évidence, il joue un rôle clé dans le lancement de ces jeux qui, périodiquement, ensorcellent l’humanité et attirent les pas des hommes sur le chemin de la damnation. Bref, c’est un démon qui monte.

— Mon ami est aussi important que ça ? s’étonna Babriel, avec des yeux comme des soucoupes.

— C’est ce qu’il semblerait aujourd’hui. Donc je pense qu’il serait sage d’enquêter afin de savoir pourquoi il s’intéresse à ce roublard un tout petit peu trop rusé d’Arétin.

— Je crois que vous avez raison.

— Et toi, mon garçon, tu es l’ange de la situation.

— Moi ? Non, non, Votre Archange. Vous savez très bien que je manque d’astuce. Si j’essaie de le faire parler par quelque moyen détourné que ce soit, Azzie verra mes gros sabots cousus de fil blanc en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

— Je sais, je sais. Ton ingénuité est légendaire parmi nous. Mais tant pis. Toi seul es en position de fourrer ton nez un peu partout, puisque tu es déjà à Venise. Faire connaissance avec l’Arétin ne devrait pas te poser de problème, tu n’auras qu’à aller le voir en te présentant comme un admirateur de toujours, et lui parler, jeter un œil sur sa maison, voir ce qu’il y a à voir. Tu peux même l’inviter à déjeuner, pour en savoir plus. On enverra ta note de frais au Service des Enquêtes du Paradis.

— Mais moralement, vous pensez que c’est défendable, d’espionner son ami ?

— Mais bien sûr que oui ! On ne peut trahir qu’un ami, pas un ennemi. Sans trahison, il n’y aurait pas d’Apocalypse.

Babriel hocha la tête et accepta sans plus discuter de faire ce qu’on lui demandait. Il ne réalisa qu’un moment après que Michel n’avait pas vraiment répondu à sa question. Seulement il ne pouvait plus reculer. Trahir un ami, du point de vue moral, c’était peut-être mal ou peut-être pas, mais ne pas obéir aux ordres d’un archange, c’était tout à fait déconseillé.

Le démon de la farce
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