6
Babriel était à l’affût, attendant le retour d’Azzie. L’ange avait établi ses quartiers vénitiens tout près de chez l’Arétin, dans un petit appartement, car il savait se contenter de peu. Il avait embauché une bonne, une vieille femme édentée aux yeux marron si ronds et brillants qu’on aurait dit des boutons. Elle lui faisait la cuisine – enfin, elle lui préparait son gruau, plus exactement, le gruau du juste que Babriel préférait à toute autre nourriture. Elle nettoyait ses pinceaux lorsqu’il rentrait de ses combats acharnés contre la perspective, et faisait de son mieux pour lui rendre la vie agréable.
Babriel aurait pu rater le retour d’Azzie à Venise, car le démon réapparut dans un éclair, en pleine nuit, et alla tout droit chez l’Arétin. Mais Agathe, car c’était ainsi que s’appelait la bonne, avait monté la garde, secondée par sa famille. Son père, Ménélas, fut le premier à remarquer l’accélération de la lumière dans le ciel occidental et en informa aussitôt Agathe. Sans hésiter, elle alluma une chandelle et traversa les quartiers louches pour se rendre chez Babriel.
— Celui que vous cherchez est à Venise, maître, annonça-t-elle.
— Eh ben, c’est pas trop tôt !
Babriel passa un large manteau, le plus foncé qu’il put trouver, et sortit.
Optant pour le subterfuge, dont il avait si souvent entendu parler, il grimpa à la treille de l’Arétin et prit pied sur un petit balcon, au premier étage. De l’autre côté de la fenêtre, il pouvait voir Azzie et l’Arétin, mais ne les entendait pas. C’était extrêmement irritant.
— Bon, c’est le moment de faire un miracle, là, hein… souffla-t-il d’un ton agacé.
Aussitôt un ver luisant se détacha de la ronde qu’il était en train de faire avec des copines lucioles et s’approcha.
— Comment allez-vous, monsieur ? Que puis-je faire pour vous ?
— Je veux savoir ce qui se dit à l’intérieur.
— Vous pouvez me faire confiance, je suis le ver de la situation.
Le ver luisant alla jusqu’à la fenêtre, ne tarda pas à trouver une petite fissure dans le montant et s’y glissa juste à temps pour entendre Azzie qui disait :
— J’ignore ce que vous avez en tête, l’Arétin, mais je suis prêt à essayer. On va même essayer tout de suite !
Là-dessus, il y eut un éclair de lumière, et ils disparurent tous les deux. Le ver luisant retourna raconter tout ça à Babriel, qui décida qu’il avait dû mettre les pieds dans quelque chose de très compliqué étant donné qu’il ne comprenait absolument pas ce qui se passait.
À l’intérieur, juste avant l’arrivée du ver luisant, voici ce que disait Azzie :
— Je ne fais que passer. Je voulais juste vous dire que j’ai retrouvé les chandeliers.
— Ah bon ? Et où ça ?
— D’après Cornélius Agrippa, ils sont entreposés dans un château des Limbes. Je vais aller y faire un tour pour m’assurer qu’ils sont toujours disponibles, et puis je m’en servirai de récompense.
— De récompense ?
— Écoutez, Pietro, faut suivre, un peu. C’est vous qui avez pensé aux chandeliers. Ou qui vous êtes souvenu de l’histoire, en tout cas. Il y en a sept, donc nous aurons sept pèlerins. Tout ce qu’ils auront à faire, c’est trouver les chandeliers, et leurs vœux les plus chers seront exaucés. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— J’en pense beaucoup de bien. C’est ce que j’ai toujours voulu. Prendre quelque chose dans ma main, lui demander de me faire plaisir et voir mon souhait se réaliser.
— Et sans forcément le mériter, en plus ! ajouta Azzie. Simplement parce qu’on a en main l’objet magique ! C’est comme ça que ça devrait se passer pour tout. Ça arrive parfois, cependant, et c’est ce que va raconter notre pièce. Je vais dire à mes volontaires que tout ce qu’il leur reste à faire, c’est trouver les chandeliers et qu’après, fini les problèmes ! Enfin, en gros.
L’Arétin leva les yeux, puis hocha la tête avant de murmurer :
— En gros, oui. Mais comment feront-ils pour trouver les chandeliers ?
— Je donnerai un charme à chaque pèlerin, un charme qui le guidera jusqu’aux chandeliers.
— Ça me paraît honnête, approuva l’Arétin. Mais pour l’instant, nous allons dans les Limbes, c’est ça ? C’est loin ?
— Assez, quel que soit le point de vue auquel on se place. Mais avec nos moyens de transport, le voyage prendra très peu de temps. L’auteur que vous êtes devrait aimer ça, Pietro. À ma connaissance, aucun homme vivant n’a jamais mis les pieds dans les Limbes, à part Dante. Vous êtes sûr que vous êtes partant ?
— Je ne manquerais ça pour rien au monde.
— Alors c’est parti.
Azzie fit un geste, et ils disparurent tous les deux. Pfft !
À première vue, l’Arétin trouva les Limbes décevants. Tout y était décoré en gris. Avec des nuances, certes, mais des nuances de gris. Ici et là se trouvaient des blocs rectangulaires. Azzie était debout sur l’un d’eux. Peut-être que c’étaient des arbres. En tout cas, il était très difficile de dire quoi représentait quoi.
Derrière les blocs, des taches triangulaires, plus petites, en gris plus clair, semblaient représenter les montagnes. Entre les arbres et les montagnes, des hachures pouvaient représenter à peu près tout et n’importe quoi. Il n’y avait pas un pet de vent. Le peu d’eau qu’on voyait était croupissante.
À l’horizon, une petite tache foncée attira l’attention de l’Arétin. Elle avançait dans leur direction. Des chauves-souris crièrent et de petits rongeurs s’éparpillèrent à toute vitesse.