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Mère Joanna était assise dans sa chambre, à l’auberge.

Derrière sa porte, dans les couloirs, elle entendait de drôles de bruits. D’origine naturelle ou surnaturelle, elle n’aurait su le dire, mais elle les soupçonnait de venir de pèlerins ayant décidé de profiter de l’offre de sir Antonio et se rendant furtivement à son appartement.

Malgré ses fonctions, mère Joanna savait ce qu’était le désir. Elle-même avait certaines envies et, connaissant peu la mesure, en sentait l’intense brûlure dans son corps tout entier. Son poste de mère supérieure était plus politique que religieux, et elle avait toujours considéré sa mission comme une grande entreprise. Son couvent, à Gravelines, avec soixante-douze nonnes et un assez grand nombre de domestiques et de personnes chargées de s’occuper des bêtes, fonctionnait comme une petite ville. Dès le début, mère Joanna s’y était sentie bien. Il était possible qu’elle ait été faite pour régner sur ce microcosme. Petite, elle n’avait jamais aimé, comme les autres fillettes, jouer à la poupée ou rêver au Prince Charmant. En revanche, elle avait toujours eu le goût de donner des ordres à ses oiseaux ou à ses épagneuls – assis, couché, mange tes graines – et de les gronder dès que l’occasion s’en présentait.

Adulte, cette habitude ne l’avait pas quittée. Les choses auraient peut-être été différentes si elle avait été belle, mais c’était loin d’être le cas. Joanna tenait du côté Mortimer de la famille. Large visage sans teint bien défini, cheveux secs, plats, qu’il valait mieux ne pas laisser pousser, solide ossature qui prédisposait plus à bretter et à labourer qu’à s’abandonner aux langueurs de l’amour. Elle voulait être riche et crainte de tous, et servir l’Église lui avait semblé être le meilleur moyen d’y arriver. Elle était pieuse, comme tout le monde pourrait-on dire, mais sa piété butait sans cesse sur son sens pratique, et en l’occurrence, elle était convaincue que l’occasion qui se présentait, il fallait la saisir et ne pas attendre la saint-glinglin, à savoir le moment où le pape se déciderait enfin à lui confier un couvent plus important.

Elle réfléchit longuement, marchant de long en large dans sa chambre, faisant et refaisant la liste de ses désirs, tentant de déterminer lequel était le plus ardent. Chaque bruit dans le couloir la poussait un peu plus vers la porte. De toute évidence, nombreux étaient ceux qui, parmi les pèlerins, avaient décidé de répondre à l’offre de sir Antonio. Sans doute ne tarderait-il pas à avoir les sept personnes requises, et alors mère Joanna n’aurait plus jamais cette chance de voir ses désirs exaucés. Enfin, elle se décida à agir.

Elle sortit sans bruit de sa chambre, se faufila dans les sombres couloirs et monta le plus discrètement possible à l’étage, faisant la grimace chaque fois que, sous ses pas, une marche grinçait. Devant la porte de la chambre de sir Antonio, elle réunit tout son courage et frappa doucement.

— Entrez, ma chère, lui répondit la voix d’Azzie. Je vous attendais.

Elle avait beaucoup de questions à poser. Azzie la trouva fatigante, mais réussit à la rassurer. Lorsqu’il lui demanda quel était son désir le plus ardent, cependant, il la trouva tout à coup beaucoup moins bavarde. Une expression de gêne triste apparut sur son large visage.

— Ce que je voudrais, dit-elle, c’est quelque chose dont je n’ose même pas parler. C’est trop honteux, trop mal.

— Allons, allons, dit Azzie. Si vous ne pouvez pas vous confier à votre démon, à qui, alors ?

Joanna ouvrit la bouche, se ravisa et, un pouce en direction de l’Arétin, demanda :

— Et lui ? Il faut qu’il m’entende aussi ?

— Bien sûr. C’est notre auteur. Comment voulez-vous qu’il prenne note de nos aventures s’il n’est pas présent ? Ne pas raconter ces incroyables aventures serait un crime, un crime qui nous condamnerait à errer dans la vaste inconscience de l’existence jamais relatée que vivent la plupart des gens. Mais l’Arétin nous immortalisera, ma chère ! Notre poète saura avec nos exploits les plus insignifiants composer un sonnet immortel.

— Bon, bon. Disons que vous m’avez convaincue, démon, bougonna Joanna. Je vous avoue, donc, que depuis toujours je rêve d’être une redresseuse de torts mondialement connue, dont les accomplissements seraient relatés dans de longues ballades. Une sorte de Robin des Bois femme, quoi – avec beaucoup de temps libre pour la chasse.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit Azzie. Nous allons commencer tout de suite. Prenez cette clé.

Il expliqua à mère Joanna ce qui allait se passer en matière de bague, de porte, de chandeliers et de chevaux magiques, et lui fit prendre la route aussitôt après.

— Et maintenant, dit-il en se tournant vers l’Arétin, je crois que nous avons le temps de nous rafraîchir le gosier avant le candidat suivant. Comment trouvez-vous que ça se passe, jusqu’ici ?

— Honnêtement, j’ai du mal à me faire une idée. En général, les pièces sont écrites avant, et tout est prévu. Là, le cafouillis est général, rien n’est sûr. Ce Kornglow, là, que représente-t-il exactement ? La fierté outrecuidante ? L’humeur bucolique ? L’inextinguible courage ? Et mère Joanna ? Faut-il la mépriser ou la plaindre ? Ou un peu des deux ?

— C’est troublant, n’est-ce pas ? Mais c’est comme dans la vie, vous en conviendrez.

— Sans aucun doute. Mais comment dégager des maximes morales convenables de tout ce fatras ?

— Ne vous inquiétez pas, l’Arétin. Quoi que les personnages fassent, nous trouverons comment faire en sorte que cela illustre ce dont nous parlons depuis le début. Souvenez-vous : l’auteur a toujours le dernier mot, et se trouve donc en position de conclure que son idée de départ a été démontrée, que cela soit vrai ou non. Passez-moi la bouteille.

Le démon de la farce
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