2

Le lendemain, au douzième coup de midi, Babriel frappa à la porte de l’Arétin.

Personne ne répondit d’abord, et pourtant il entendait des bruits à l’intérieur. C’était un étrange mélange de musique, de voix et de rires. Il frappa de nouveau. Cette fois, un domestique lui ouvrit, un homme tout à fait convenable si ce n’est que sa perruque était de travers. On aurait dit qu’il avait essayé de faire trop de choses à la fois.

— J’aimerais parler à l’Arétin, dit Babriel.

— Ouh là, c’est que c’est un peu le bazar, à l’intérieur. Vous pourriez repasser ?

— Non, je dois le voir maintenant, dit Babriel d’un ton ferme assez surprenant chez lui et motivé par le fait que Michel attendait son rapport au plus tôt.

Le domestique s’effaça pour le laisser entrer, puis le fit passer dans un petit salon.

— Si vous voulez bien patienter ici, je vais voir si mon maître peut vous recevoir.

Babriel se balança sur la pointe des pieds, chose qu’il avait apprise autrefois pour passer le temps. Il regarda autour de lui, vit un manuscrit posé sur une petite table. Il n’en avait lu que les mots « Père Adam » lorsque des voix s’élevèrent et un groupe de personnes entra. Babriel fit un bond en arrière, la conscience pas bien tranquille.

Il s’agissait de musiciens, mais ils avaient tous tombé frac et gilet pour marcher plus à l’aise en bras de chemise sans cesser de jouer. L’air n’avait rien de religieux, c’était plutôt une danse au rythme soutenu.

Ils passèrent devant Babriel sans le regarder, ou presque. Leur destination semblait être une autre pièce, d’où s’échappait un brouhaha entrecoupé de cris aigus et de rafales de rires gras, le tout indiquant qu’une activité réjouissante était en cours. Babriel jeta un autre coup d’œil au manuscrit, et put lire une demi-phrase : « Père Adam, peu après son expulsion du Jardin d’Éden pour avoir mangé le fruit de l’arbre de la connaissance… » mais fut à nouveau interrompu, cette fois par des éclats de rire féminins.

Il leva les yeux juste comme deux damoiselles entraient en trombe dans le petit salon. C’étaient deux jeunes beautés, l’une brune, toute décoiffée, l’autre blonde aux tresses un peu en bataille. Elles portaient de longues camisoles en voile transparent de couleur vive, qui flottaient derrière elles tandis qu’elles se poursuivaient à travers la pièce en riant. Leurs camisoles, presque défaites, laissaient entrevoir des seins à la pointe carmin et des cuisses d’un rose tendre. Babriel piqua un fard.

Elles s’arrêtèrent devant lui et, avec un adorable accent français, la blonde demanda :

— Vous, là, vous ne l’avez pas vu passer ?

— À qui faites-vous allusion ?

— À ce méchant Pietro ! Il a promis de danser avec moi et Fifi.

— Je ne l’ai pas vu, dit Babriel en résistant à l’envie de se signer parce que ces dames l’auraient peut-être mal pris.

— Il ne doit pas être loin, dit la blonde. Viens, Fifi, on va l’attraper et le punir !

Là-dessus, elle lança un drôle de regard à Babriel, qui sentit un frisson lui remonter du bout des doigts de pied jusqu’à la pointe des cheveux.

— Et si vous veniez avec nous ? lui demanda la belle.

— Oh… non, non, bredouilla Babriel. On m’a dit d’attendre ici.

— Et vous faites toujours ce qu’on vous dit de faire ? Quelle barbe !

Et en riant, les deux jeunes filles s’engouffrèrent dans la pièce suivante. Babriel essuya les gouttes de sueur qui avaient perlé sur son front et revint au manuscrit. Cette fois, il réussit à en lire le titre. La Légende des sept chandeliers d’or. Des bruits de pas le forcèrent à s’interrompre, il s’éloigna de la table.

L’Arétin entra, la barbe en pétard et le pourpoint déboutonné, un bas dégringolé à mi-jambe. Sa chemise de drap fin était tachée, de vin, probablement. Il avançait avec une gîte très nette à tribord, ses yeux étaient injectés de sang, il avait le regard flou d’un homme qui en a trop vu trop souvent mais veut encore en voir. À la main il tenait une bouteille de vin à moitié pleine et son pas manquait clairement d’assurance.

Il s’arrêta avec difficulté devant Babriel et, avec une dignité toute relative, demanda :

— Vous êtes qui, vous, nom de dlà ?

— Je suis étudiant, dit Babriel. Un pauvre étudiant allemand. Je suis venu ici, à Venise, pour me chauffer au soleil de votre immense génie, maître, et pour vous inviter à déjeuner si c’est pas trop vous en demander. Je suis votre fan le plus inconditionnel au nord d’Aix-la-Chapelle.

— C’est vrai ? Vous aimez ce que je fais ?

— « Aimer » est un mot bien faible, maître, pour exprimer ce que je ressens lorsque je lis votre œuvre. Les hommes vous appellent le divin Arétin, mais même ce compliment, à mes yeux, est indigne de votre génie.

Babriel n’était pas flagorneur de nature, mais il avait suffisamment de bouteille, tant ici-bas que là-haut, pour manier sans trop de difficulté le jargon du flatteur professionnel. Il espérait simplement ne pas en faire trop et rester crédible. Mais l’Arétin, surtout dans son état, ne trouvait jamais qu’on en faisait trop lorsqu’il s’agissait de louer son talent.

— Vous parlez bien, mon garçon. C’est moi qui vous le dis, dit l’écrivain entre deux hoquets. J’aimerais beaucoup déjeuner avec vous, mais ce sera pour une autre fois. La fête bat son plein, ici, je célèbre ma nouvelle commande. Mais où sont mes invités, bon sang de bois ? Déjà dans les chambres, je parie ! J’arrive, les amis, attendez-moi !

Il tituba jusqu’à la porte.

— Puis-je vous demander, maître, de quel genre de commande il s’agit ? Vos admirateurs européens seront très intéressés par cette nouvelle.

L’Arétin s’immobilisa, réfléchit un instant, puis alla jusqu’à la table et prit le manuscrit.

— Non, pas question ! dit-il en le carrant sous son bras. J’ai juré de garder le secret sur cette affaire. Mais vous et le reste du monde serez stupéfaits, je vous le promets. L’échelle de cette entreprise, déjà… Mais je n’en dirai pas plus.

Il quitta la pièce sur ces mots, d’un pas relativement sûr, mis à part une ou deux embardées.

Le démon de la farce
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