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Azzie fut de retour chez l’Arétin une semaine après leur première rencontre, à la minute près. L’auteur souhaita la bienvenue au démon et le fit monter dans un salon où ils purent se mettre à leur aise, dans de confortables fauteuils recouverts de brocart, et contempler à loisir le spectacle des lumières vénitiennes le long des canaux. L’Arétin servit un vin qu’il avait spécialement choisi pour l’occasion. Un domestique apporta des petits gâteaux pour une collation.
Un crépuscule bleuté enveloppait doucement la ville, décuplant son côté magique et mystérieux. D’en bas montaient quelques notes d’un chant de batelier : Pour la vie d’un gondolier. L’homme et le démon écoutèrent en silence quelques instants.
Azzie vivait un des moments les plus agréables de sa vie, celui qui marquait le lancement d’une nouvelle entreprise. Les mots qu’il s’apprêtait à prononcer allaient provoquer d’importants changements dans nombre de vies ; lui-même était sur le point de faire l’expérience de sa propre autorité en tant qu’ordonnateur des événements. Plutôt que de les subir, il était désormais en mesure de les provoquer. Puissance, élévation de soi, c’était ça, l’enjeu.
Dans l’imagination d’Azzie, le nouveau projet était déjà mené à bien. Comme si, à peine conçu, il s’était réalisé. Sa vision de l’ensemble était vague, mais grandiose.
Il lui fallut un petit moment pour reprendre ses esprits et réaliser que tout restait encore à faire.
— J’ai nourri quelque impatience, mon cher Arétin, en attendant de savoir ce que vous alliez me proposer. À moins que vous ne considériez que mon projet dépasse vos compétences ?
— Je pense que je suis l’homme qu’il vous faut. Le seul, annonça fièrement l’Arétin. Mais vous jugerez par vous-même lorsque je vous aurai dit de quelle légende j’aimerais que votre pièce s’inspire.
— Une légende ? Ouh, c’est bien, ça, j’adore les légendes, moi. C’est sur quelqu’un que je connais ?
— Dieu apparaît dans mon histoire, ainsi qu’Adam, et Lucifer aussi.
— Tous des vieux potes. Allez-y, Pietro, je vous écoute.
L’Arétin se carra dans son fauteuil, but une gorgée de vin pour s’éclaircir la gorge et se lança…
Adam était allongé au bord d’un ruisseau dans l’Éden lorsque Dieu s’approcha de lui et lui demanda :
— Alors, quoi de neuf ?
— Moi ? s’étonna Adam en se redressant. Pas grand-chose. J’étais plongé dans de bonnes pensées, c’est tout.
— Je le sais bien, ça, dit Dieu. Je me branche sur ta fréquence de temps en temps pour savoir comment tu vas. C’est le nec plus ultra, question service après-vente. Mais avant ces bonnes pensées, que faisais-tu ?
— Eh bien, c’est-à-dire…
— Essaie de te souvenir. Tu étais avec Ève, n’est-ce pas ?
— Heu… ben, ouais. Ça pose un problème ? Je veux dire… c’est ma femme, vous savez, alors…
— Ça ne pose de problème à personne, Adam. J’essaie d’établir un fait, c’est tout. Donc, tu discutais avec Ève, c’est ça ?
— Oui, bon, d’accord. Elle m’a parlé d’un truc que les oiseaux lui ont raconté. Vous savez, Dieu, entre vous et moi, je trouve que pour une femme de cet âge, elle parle beaucoup des petits oiseaux.
— Et qu’as-tu fait d’autre avec Ève ?
— On a parlé des oiseaux, je vous dis. Avec elle, c’est piafs et compagnie à longueur de journée. Dites-moi franchement, vous pensez pas qu’il lui manque une case ? Vous croyez qu’elle est normale ? Évidemment, pour moi, c’est difficile de comparer, rapport au fait que j’ai jamais rencontré d’autre dame. Vous m’avez même pas donné de mère. Notez, là-dessus, je me plains pas. Mais tout de même, parler tout le temps d’oiseaux, c’est un peu limite, non ?
— Ève est une personne très innocente. Il n’y a pas de mal à ça, n’est-ce pas ?
— Sans doute que non.
— Qu’y a-t-il ? Je t’énerve ?
— Vous ? M’énerver ? Soyez pas ridicule. Vous êtes Dieu, comment est-ce que vous pourriez m’énerver ?
— Qu’as-tu fait d’autre avec Ève, à part parler ?
Adam secoua la tête.
— Honnêtement, je ne pense pas que vous vouliez entendre ça. Je veux dire, y a pas de onzième commandement comme quoi un homme doit dire des grossièretés devant son Dieu, si ?
— Je ne parle pas de vos parties de jambes en l’air, rétorqua Dieu d’un ton méprisant.
— Écoutez, si vous savez ce que j’ai fait et ce que j’ai pas fait, pourquoi est-ce que vous vous fatiguez à me poser la question ?
— J’essaie d’avoir une conversation avec toi, c’est tout.
Adam marmonna quelque chose.
— Parle plus fort, dit Dieu, je t’entends mal.
— Je dis que vous devriez pas vous mettre en colère contre moi. Après tout, vous m’avez fait à votre image, alors faut pas vous attendre à des miracles.
— C’est donc ce que tu penses, hein ? Et tu crois que de t’avoir créé à mon image excuse n’importe quel comportement de ta part ?
— Ben, je veux dire… après tout, vous…
— Je t’ai tout donné. Tout. La vie, l’intelligence, la beauté, une femme mignonne comme un cœur, de la bonne nourriture, un climat tempéré, un goût très sûr dans le domaine littéraire, une aptitude à de nombreux sports, des dons artistiques, l’addition et la soustraction… J’en passe et des meilleures. J’aurais pu te débarquer sur la Terre avec un seul doigt et te laisser compter jusqu’à un pour l’éternité. Mais je t’en ai donné dix et la capacité de compter jusqu’à l’infini. Tout ce que je t’ai demandé en échange, c’était de jouer avec ce que je t’ai donné et de laisser tranquille ce que je ne voulais pas que tu touches. Vrai ou faux ?
— Ouais, bon. C’est vrai, marmonna Adam.
— Tout ce que j’ai dit, c’était : « Tu vois l’arbre, là-bas, celui qu’on appelle l’Arbre de Vie, celui avec la pomme ? » Et tu as dit, oui, que tu le voyais. Et j’ai dit : « Rends-moi service, ne mange pas cette pomme, compris ? » Et tu as répondu : « Bien sûr, Dieu, j’ai compris, y a pas de souci. » Mais hier, avec Ève, tu as mangé la pomme défendue, n’est-ce pas ?
— La pomme ? demanda Adam d’un air étonné.
— Tu sais très bien ce que c’est, une pomme. C’est rond, rouge et sucré. Seulement tu ne devrais pas savoir que c’est sucré parce que je t’avais dit de ne pas y goûter.
— J’ai jamais compris pourquoi il fallait pas qu’on la mange.
— Ça aussi, je te l’avais dit. Seulement tu n’as pas écouté. Parce qu’elle donne la connaissance du Bien et du Mal. Voilà pourquoi il ne fallait pas la croquer !
— Et qu’est-ce qu’il y a de mal à connaître le Bien et le Mal ?
— Attention, toute connaissance est merveilleuse, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais il faut avoir certaines connaissances pour bien appréhender la connaissance. J’avais prévu de vous amener lentement mais sûrement, toi et Ève, jusqu’au point où vous auriez pu manger le fruit de l’arbre de la connaissance sans paniquer ni vous croire meilleurs que les autres. Mais il a fallu qu’elle te tente avec cette pomme, hein, c’est ça ?
— C’était mon idée, Ève y est pour rien. Elle, en dehors des piafs, c’est les abonnés absents.
— Mais elle t’a incité à le faire, n’est-ce pas ?
— Peut-être, et alors ? Y a une rumeur qui circule dans le coin comme quoi vous seriez pas si fâché que ça si l’un de nous croquait la pomme.
— Où as-tu entendu ça ?
— Je me souviens plus. Les oiseaux et les abeilles, peut-être. Mais Ève et moi on l’aurait goûtée, cette pomme, tôt ou tard. La loi de l’effet dramatique veut qu’on ne peut pas laisser une pomme armée traîner sur la cheminée sans s’en servir à un moment ou à un autre. Et puis on va pas rester dans le Jardin d’Éden éternellement, quand même, non ?
— Non, en effet, admit Dieu. D’ailleurs, tu vas pouvoir faire tes valises, vous partez sur-le-champ. Et pas la peine de projeter de revenir.
Donc Dieu mit Adam et Ève à la porte du Jardin d’Éden. Il envoya un ange équipé d’une épée en flammes pour faire le sale boulot. Le premier homme et la première femme rencontrèrent le premier huissier, chargé de les expulser. Après un dernier regard sur ce qui avait été leur « home sweet home », Adam et Ève s’en allèrent. Ils vivraient dans de nombreux endroits différents, par la suite, mais jamais ils ne se sentiraient vraiment chez eux comme dans leur premier logis.
Ce fut en sortant du Jardin qu’Adam remarqua qu’Ève ne portait aucun vêtement.
— Bon sang de bois ! s’écria-t-il. T’es complètement à poil !
— Ben, et alors ? Toi aussi.
Ils se regardèrent les parties intimes sous toutes les coutures. Puis ils éclatèrent de rire. Ce fut la naissance de l’humour sexuel.
Lorsqu’ils eurent fini de se gondoler, Adam réfléchit.
— Je crois qu’il vaudrait mieux couvrir nos outils. On a trop de trucs qui dépassent, si tu vois ce que je veux dire.
— C’est drôle qu’on les ait jamais remarqués, dit Ève.
— Tout ce que tu remarquais, c’étaient les oiseaux.
— Ah bon ? Je me demande pourquoi.
— Qu’est-ce que c’est, là-bas ?
— Si je ne savais pas que c’est impossible, répondit lentement Ève, je dirais que ce sont d’autres êtres humains.
— Comment ça ? On est les seuls, en principe, non ?
— Peut-être pas. Plus maintenant. Tu te rappelles, on avait parlé de cette possibilité.
— Ah, oui, c’est vrai. On était tombés d’accord sur le fait que d’autres êtres humains, c’était la condition sine qua non pour avoir une liaison.
— Ça m’étonne pas que tu te souviennes de ça, tiens.
— Mais je pensais pas qu’Il le ferait vraiment. Je croyais qu’ll voulait qu’on soit les seuls.
Dieu avait fait vite. Au commencement, ils étaient les seuls hommes. Mais ils avaient péché. Désobéi. Alors Dieu les avait punis en créant leurs semblables. Allez comprendre pourquoi. Les voies du Seigneur sont impénétrables, dit-on.
Ils marchèrent jusqu’à une petite ville, jusqu’à une maison.
— Comment s’appelle cette ville ? demanda Adam à la première personne qu’il vit.
— Moins-Bien.
— Intéressant, comme nom, pour une ville. Ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire qu’Éden est le meilleur endroit qui puisse exister, mais que comme on ne peut pas y retourner, on habite à Moins-Bien.
— Comment vous connaissez Éden ? Je vous ai jamais vu là-bas.
— Y a pas besoin d’y avoir vécu pour savoir que c’était chouette.
Adam et Ève s’installèrent à Moins-Bien. Ils ne tardèrent pas à faire connaissance avec leur voisin, Gordon Lucifer, un démon qui avait ouvert le premier cabinet d’avocat de la ville.
— Nous pensons avoir besoin d’un avocat, expliqua Adam à Lucifer, un jour. Nous avons été injustement expulsés de l'Éden. D’abord, nous n’avons jamais reçu d’avis d’expulsion. Il n’a jamais été question de pouvoir défendre notre cause devant un tribunal. Nous n’étions représentés par aucun conseiller juridique.
— Vous avez sonné à la bonne porte, dit Lucifer en les introduisant dans son bureau. Redresser tous les torts, voilà le slogan des Forces des Ténèbres, le cabinet pour lequel je travaille. Comprenez-moi bien, je n’insinue pas du tout que le Grand Manitou ait tort. La plupart du temps, Dieu ne songe qu’à faire le bien, mais il manque de souplesse, il juge à l’emporte-pièce. Je pense que votre affaire est tout à fait défendable. Je vais déposer plainte auprès d’Ananké, dont les jugements obscurs nous gouvernent tous.
Ananké, la Sans-Visage, entendit le plaidoyer de Lucifer dans la salle des nuages gris, dont la grande baie vitrée s’ouvrait sur l’océan du temps, et les rideaux blancs étaient gonflés par les vents de l’éternité.
Ananké jugea qu’Adam avait été injustement expulsé et devait être autorisé à regagner le Jardin d’Éden. Adam était aux anges, il remercia tout le monde, dit à Ève de l’attendre et partit pour l’Éden. Il chercha en vain le chemin de son ancien Paradis, et n’aurait même pas trouvé le bout de son nez, car Dieu avait fait régner une épaisse obscurité sur toute la région. Adam s’en plaignit à Gordon Lucifer, qui secoua la tête et en référa à son patron.
— Ce n’est pas très fair-play, en effet, dit Satan. Question de principe. Mais écoute-moi : voici sept chandeliers magiques. Utilise-les intelligemment et tu pourras éclairer le chemin qui te ramènera au Paradis.
Adam s’embarqua, six chandeliers dans un sac à dos en peau de chameau, le septième à la main. Sa flamme, d’un blanc-bleu irréel, perçait l’obscurité avec une précision surréaliste. Grâce à cette lumière, Adam voyait parfaitement devant lui et avançait d’un pas décidé.
Après avoir fait un bout de chemin, il arriva au pied d’un petit mur couvert de lierre, à côté duquel se trouvait un petit étang. Il lui sembla que c’était l’endroit où il s’était si souvent assoupi, où il avait rêvé, à l’époque où la vie était simple. Il s’arrêta, regarda autour de lui, et aussitôt, sa chandelle s’éteignit. « Sacristi ! » dit Adam. Il ne connaissait pas de mot plus fort, tout ceci se passant avant la naissance du charretier. Et il sortit de son sac un deuxième chandelier.
La chandelle s’alluma toute seule, Adam reprit son chemin. Cette fois, il arriva sur une plage au crépuscule, avec une petite île à l’horizon, balayée par l’air tiède. Là encore, il s’arrêta, et cette fois encore, la chandelle s’éteignit, l’obscurité reprit ses droits.
La même scène se reproduisit plusieurs fois, l’obscurité de Dieu déstabilisa Adam en lui présentant des lieux qui ressemblaient à son Paradis perdu mais qui, lorsque la chandelle s’éteignait, s’avéraient être tout autres. Lorsque la dernière chandelle s’éteignit, Adam se retrouva à son point de départ et, bon gré mal gré, y resta.
Après le septième échec d’Adam, Ananké déclara qu’il en était ainsi et cassa son premier jugement. Elle annonça que, malgré son propre décret, Adam ne pouvait regagner le Paradis, parce que son expulsion avait amorcé le mouvement de la roue du dharma et que son échec, malgré l’aide des chandeliers, avait révélé une partie du code fondamental des possibilités de l’univers. Elle ajouta qu’apparemment le monde des êtres doués de sens était fondé sur une erreur commise au départ, lors de la mise en place du code régissant le mécanisme karmique. Adam pouvait être considéré comme la première victime de la relation divine de cause à effet.