8

Ce jour-là, à Venise, en 1524, Pietro l’Arétin fut un peu surpris de trouver un démon roux sur le pas de sa porte. Un peu, mais pas trop. L’Arétin mettait un point d’honneur à ne jamais se laisser décontenancer par quoi que ce soit.

C’était un homme assez corpulent, dont la chevelure – rousse elle aussi – battait en retraite de plus en plus loin du front. Trente-deux ans ce mois, il avait passé sa vie d’adulte à écrire de la poésie et des pièces de théâtre. Ses vers, qui alliaient la grossièreté la plus débridée à un sublime sens du rythme, étaient récités et chantés aux quatre coins de l’Europe.

L’Arétin vivait très confortablement grâce aux luxueux cadeaux dont rois, nobles et prélats persistaient à le couvrir afin de le dissuader de s’attaquer à eux et de les ridiculiser.

— Je vous en prie, prenez ce plateau en or, mon bon Arétin, et si vous pouviez avoir l’extrême gentillesse de ne pas parler de moi dans votre prochain pamphlet…

C’était à ce genre de chose que l’Arétin s’attendait plus ou moins lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Il alla ouvrir lui-même, son valet ayant regagné ses pénates après son service. Un seul regard lui suffît pour voir que l’individu qui se tenait devant lui n’était pas un messager comme les autres. Non, avec son visage de renard et ses yeux brillants, ce personnage évoquait tout à fait les créatures surnaturelles dont l’Arétin avait souvent entendu parler sans jamais en avoir vu. Jusqu’à ce soir.

— Bonsoir à vous, monseigneur, dit l’Arétin, préférant adopter un ton respectueux jusqu’à ce qu’il sache qui il injuriait. Avons-nous déjà eu affaire ensemble ? Car j’avoue ne pas remettre votre visage.

— Nous ne nous sommes jamais rencontrés, dit Azzie. Et cependant, il me semble que je connais le divin Arétin à travers la délicieuse sagacité de ses vers, dans lesquels la morale n’est jamais cachée très loin derrière le rire.

— C’est gentil à vous de le souligner, dit l’Arétin. Mais pour beaucoup de gens, mes textes sont tout à fait dépourvus de morale.

— Ils se trompent. Rire des prétentions diverses de l’homme comme vous le faites sans relâche, cher maître, c’est souligner l’excellence de celles que les prélats s’échinent à condamner.

— Vous parlez avec bien de l’audace, monsieur, en faveur des actes que les hommes considèrent comme malicieux.

— Et pourtant, ils commettent les sept péchés capitaux avec une alacrité qui n’apparaît guère dans leur recherche du bien. Même la paresse est pratiquée avec un entrain plus sincère que celui qui accompagne la recherche de la piété.

— Monsieur, dit l’Arétin, votre point de vue est le mien. Mais ne restons pas sur le pas de ma porte à discutailler comme deux vieilles commères. Entrez dans ma demeure et laissez-moi vous offrir un verre de cet agréable vin que j’ai récemment rapporté de Toscane.

La maison, ou plutôt le palais de l’Arétin était petit, mais luxueux. D’épais tapis, cadeaux du Doge en personne, recouvraient le sol, de hautes chandelles brûlaient dans des candélabres en bronze, leurs flammes traçaient sur les murs couleur crème des zébrures lumineuses.

L’Arétin alla jusqu’à un salon bas de plafond, aux murs décorés de tapisseries. Dans un coin, un poêle à charbon atténuait les effets du froid hivernal. L’écrivain fit signe à Azzie de se mettre à l’aise et lui servit un verre d’un vin rouge pétillant qui décantait dans une carafe en cristal posée sur un petit guéridon en marqueterie.

— Bien, commença l’Arétin après qu’ils eurent trinqué à leurs santés respectives. Maintenant, dites-moi en quoi je puis vous être utile.

— Disons plutôt que je souhaiterais vous être utile, expliqua Azzie, étant donné que vous êtes le poète et écrivain satirique le plus connu d’Europe et que je ne suis qu’un amateur qui aimerait se lancer dans une entreprise artistique.

— Qu’avez-vous en tête, exactement ?

— J’aimerais produire une pièce de théâtre.

— Que voilà une idée excellente ! s’exclama l’Arétin. J’en ai quelques-unes en stock qui pourraient tout à fait vous convenir. Permettez-moi d’aller chercher mes manuscrits.

Azzie l’arrêta d’un geste de la main.

— Je ne doute pas un instant de l’excellente qualité de tout ce que vous avez écrit, mon cher Arétin, mais un texte déjà écrit ne conviendra pas. Voyez-vous, je désire m’impliquer dans cette nouvelle entreprise, qui reprendrait une idée qui m’est assez personnelle.

— Bien sûr, dit l’Arétin, qui avait l’habitude de ces gugusses qui veulent produire des chefs-d’œuvre, proposent l’idée mais laissent la triste tâche de l’écriture à d’autres. Et comme thème, vous avez une idée ?

— J’aimerais que ma pièce insiste sur certaines vérités toutes simples, ces petits faits de l’existence que les hommes connaissent depuis toujours mais que nos dramaturges négligent trop souvent de considérer. Ces écrivains auxquels je fais référence, en suivant docilement Aristote, s’évertuent à prouver des banalités : que la conséquence du péché, c’est la mort, que les gloutons finissent dans le caniveau, que les lascifs sont appelés tôt ou tard à être déçus et que ceux qui aiment à la légère sont condamnés à ne jamais bien aimer.

— Il s’agit là des thèses morales habituellement proposées, dit l’Arétin. Désirez-vous les réfuter ?

— Exactement. Même si elles constituent l’essence de la sagesse populaire au quotidien, nous sommes quelques-uns à savoir que les choses ne se passent pas toujours de cette façon. Ma pièce prouverait le contraire de ce qui est en général affirmé par les grenouilles de bonnes œuvres qui passent leur temps à marmonner des prières. Dans ma pièce, les sept péchés capitaux seront décrits comme étant la vraie voie vers une existence digne d’être vécue, ou tout au moins comme n’étant pas des obstacles à cette vie. Pour faire court, mon cher Arétin, je désire produire une pièce immorale.

— Quelle grande idée ! s’enthousiasma l’Arétin. Comme je vous applaudis, monseigneur, d’avoir conçu cette notion qui à elle toute seule tente de prendre le contre-pied de siècles d’une propagande doucereuse avec laquelle les hommes ont essayé de se convaincre de faire ce qu’il convenait de faire, quand bien même ils y étaient opposés. Mais permettez-moi de signaler qu’une telle production sera difficile à monter sans s’attirer les foudres hypocrites de l’Église et de l’État. En outre, où allons-nous trouver des acteurs ? Et une scène qui ne soit point sous l’emprise de l’Église ?

— Dans la pièce que j’entends produire, expliqua Azzie, je n’envisage pas de procéder aussi formellement que de coutume, avec des acteurs, une scène et un public. La pièce se déroulera naturellement ; nous donnerons aux protagonistes une idée générale de la situation, et nous les laisserons travailler leur texte et leur jeu de leur côté, de manière tout à fait libre et non préméditée.

— Mais comment votre pièce démontrera-t-elle votre thèse si vous n’en prévoyez pas la fin ?

— J’ai deux, trois idées là-dessus, dont je vous ferai part lorsque nous serons tombés d’accord sur mon projet. Disons simplement que le mécanisme des relations de cause à effet de ce monde est une chose que je peux manipuler à ma guise afin d’obtenir les résultats que je désire.

— Il faut être une créature surnaturelle pour affirmer une chose pareille, s’étonna l’Arétin.

— Écoutez-moi bien, dit Azzie.

— Je suis tout ouïe.

L’auteur était quelque peu surpris de l’autorité dont faisait soudain preuve son interlocuteur.

— Je suis Azzie Elbub, démon de noble lignée, à votre service.

Et, ce disant, Azzie fit de la main un geste nonchalant. Du bout de ses doigts s’échappèrent des étincelles bleues.

L’Arétin ouvrit des yeux comme des soucoupes.

— De la magie noire !

— Ces petits effets de scène typiquement infernaux, c’est mon péché mignon, lui confia Azzie. Et comme ça, vous savez tout de suite à qui vous avez affaire.

Il joignit les mains, et entre ses doigts apparut une grosse émeraude, puis une autre, et une troisième. Il en produisit six en tout et les aligna sur le guéridon en marqueterie. Et, d’un tour de passe-passe, il les fit bouger et se fondre en une seule pierre, la plus grosse émeraude que la Terre ait jamais connue.

— Stupéfiant ! commenta l’Arétin.

— Au bout d’un moment, elle reprend sa forme d’origine, expliqua Azzie, mais l’effet est plutôt chouette, non ?

— Stupéfiant, répéta l’Arétin. Un tel tour peut-il être enseigné ?

— Seulement à un autre démon. Mais je peux faire bien d’autres choses pour vous. Soyez mon partenaire dans cette entreprise, et non seulement vous serez payé bien au-delà de ce que vous pouvez rêver, mais votre renommée déjà fort bonne en sera décuplée, car vous serez l’auteur d’une pièce qui dotera cette bonne vieille Terre d’une nouvelle légende. Avec un peu de chance, elle marquera l’émergence d’une ère de franchise que notre vénérable et hypocrite globe n’a encore jamais connue.

Tandis qu’Azzie parlait, ses yeux lançaient des éclairs – lorsqu’il entendait être compris, il ne ménageait jamais ses effets.

Devant une telle débauche de pouvoirs, l’Arétin eut un mouvement de recul. Il se prit les pieds dans un tabouret, et serait parti les quatre fers en l’air si Azzie n’avait pas lancé un long bras couvert de duvet roux à la rescousse du poète surpris, qui retrouva son équilibre.

— Vous n’imaginez pas combien je suis flatté que vous ayez pensé à moi pour votre production suprême, dit l’Arétin. Votre projet m’enthousiasme, monseigneur, mais l’affaire n’est pas aussi simple qu’il y paraît, et je n’ai qu’un souhait : me surpasser pour vous donner le meilleur de moi-même. Laissez-moi une semaine. Une semaine pour étudier notre affaire, méditer, et relire divers contes et légendes. Quelle que soit la façon dont la pièce est montée, elle doit reposer sur une histoire, et c’est à la recherche de cette histoire que je me consacrerai. Dirons-nous… à la semaine prochaine, même heure, même endroit ?

— Tout ceci est excellemment tourné. Je suis heureux de voir que vous ne vous lancez pas dans cette affaire à la légère. Oui, c’est cela, prenez une semaine.

Sur quoi Azzie fit un geste et disparut. Bing.

Le démon de la farce
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