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L’Arétin avait terminé de raconter son histoire. Azzie et lui restèrent longtemps sans rien dire, dans la pénombre. La nuit était tombée et les chandelles n’étaient plus que des moignons déformés dans leurs réceptacles en étain. Azzie finit par s’étirer en disant :
— Vous l’avez dénichée où, cette histoire ?
L’Arétin haussa les épaules.
— C’est une obscure fable gnostique.
— Jamais entendu parler. Pourtant, les démons sont censés en savoir plus que les poètes, question spéculation théologique. Vous êtes bien sûr de ne pas l’avoir inventée vous-même ?
— Et puis après ? Qu’est-ce que ça ferait, si c’était une histoire de mon cru ?
— Rien du tout. D’où qu’elle vienne, cette fable me plaît. Notre pièce parlera de sept pèlerins. Nous leur donnerons un chandelier d’or à chacun, grâce auquel ils pourront voir leur vœu le plus cher exaucé.
— Attendez une minute. Je n’ai jamais parlé de chandeliers d’or. Enfin, pas vraiment. C’est une légende, c’est tout, et s’il y a vraiment des chandeliers d’or, j’ignore s’ils ont des pouvoirs.
— On ne va pas ergoter, hein. Moi, j’adore ce conte, et je dis que des chandeliers d’or, c’est mieux pour notre pièce. S’il faut qu’on les fabrique nous-mêmes, on les fabriquera. Mais peut-être qu’ils existent encore quelque part. Si c’est le cas, je partirai à leur recherche et les rapporterai. Sinon, je trouverai bien une solution.
— Et ceux qui s’en serviront ? Ceux qui devront jouer cette fable ?
— Je les choisirai moi-même. Je choisirai sept pèlerins et je leur donnerai à chacun un chandelier et une chance de voir leur vœu exaucé. Tout ce qu’il – ou elle – aura à faire, c’est prendre le chandelier, le reste se fera tout seul. Magiquement en l’occurrence.
— Quelles qualités allez-vous rechercher en priorité, chez vos pèlerins ?
— Aucune en particulier. J’ai juste besoin de trouver sept personnes qui ont un vœu à exaucer, ça ne devrait pas être la mer à boire.
— Vous n’allez pas insister pour qu’elles obtiennent ce qu’elles désirent grâce à leur persévérance et à leur bon caractère ?
— Non. Ma pièce prouvera exactement le contraire de ce genre de choses. Elle démontrera que n’importe qui peut aspirer au bonheur total sans avoir à lever le petit doigt.
— Alors là, c’est sans précédent, un truc pareil. Vous allez prouver que c’est la chance et le hasard plus que le respect des règles morales qui régissent la vie des hommes ?
— Tout juste. La raison du plus faible est toujours la meilleure, c’est la devise du Mal, non ? Que pensez-vous de ma morale, l’Arétin ?
— Le hasard décide de tout ? Ça va plaire aux hommes faibles, ça.
— Parfait. On va faire un tabac.
— Si c’est ce que vous voulez, je n’y vois pas d’objections. Que je serve le Bien ou le Mal, tout ce que j’écris n’est jamais que de la propagande au service d’une cause particulière. Vous me payez pour cette pièce, après tout, je ne suis qu’un artiste qui accepte un cachet. Si vous voulez une pièce qui démontre qu’en plantant un calcul biliaire on fait pousser des primevères, pas de problème, moyennant finance, je vous l’écris. Ma seule question, c’est : est-ce que mon idée vous plaît ?
— Elle me ravit ! s’écria Azzie. Mettons-nous au travail tout de suite.
— Il va falloir qu’on sache dans quelle salle la pièce sera montée. Ça a son importance, pour la scénographie. Est-ce que vous avez déjà des noms en tête, pour les acteurs ? Sinon, je peux vous en recommander plusieurs.
Azzie se renversa en arrière et partit d’un grand éclat de rire. Les flammes qui dansaient dans l’âtre tout proche lançaient d’étranges ombres sur son visage étroit. Il passa la main dans ses cheveux roux et se tourna vers l’Arétin.
— Je crois que je me suis fait mal comprendre, Pietro. Ce que j’ai en tête n’a rien à voir avec une pièce ordinaire. Il ne s’agit pas d’un de ces divertissements que l’on joue sous les porches des églises ou sur les places publiques. Il est hors de question que des acteurs récitent leur texte et ridiculisent mon idée. Non ! Je vais prendre des gens ordinaires, des gens dont les désirs et les peurs rendront leurs personnages encore plus vraisemblables. Et plutôt que des tréteaux avec un décor peint, je leur donnerai le monde lui-même comme scène. Mes sept pèlerins joueront cette histoire comme s’ils la vivaient, ce qui, évidemment, sera le cas. Chacun racontera ce qui lui arrive lorsqu’il reçoit le chandelier en or, et les sept histoires seront différentes. Comme le Décaméron, voyez, ou les Contes de Canterbury, mais en mieux, puisqu’elles seront nées de votre plume, cher maître. (L’Arétin accusa réception du compliment par un petit mouvement de la tête.) Nos acteurs « maison » joueront comme s’ils vivaient les événements, continua Azzie, et ils ne sauront point qu’un public – nous – les regarde.
— Je ne le leur dirai pas, soyez-en assuré.
L’Arétin tapa dans ses mains, son domestique entra, les yeux ensommeillés, un plateau de petits-fours rassis dans les mains. Azzie en prit un par politesse, bien qu’il consommât rarement de la nourriture humaine. Il préférait la cuisine traditionnelle de l’Enfer. Les têtes de rat confites et le ragoût de thorax, par exemple, ou alors un beau cuissot humain doré à point, servi avec plein de couenne. Mais il était à Venise, pas en Enfer, alors il fit comme les Romains.
Après cette collation, l’Arétin bâilla et s’étira, puis alla à côté pour se laver la figure dans une cuvette d’eau. En revenant, il prit dans une armoire une demi-douzaine de chandelles neuves et les alluma. Les yeux d’Azzie brillèrent dans la lumière, sa fourrure semblait chargée d’électricité statique. L’Arétin s’assit en face de lui et demanda :
— Si votre scène est le monde, qui sera le public ? Et où le ferez-vous asseoir ?
— Ma pièce sera de toutes les époques. Mon public principal n’est même pas encore né. Je crée, cher Pietro, pour les générations futures qui seront édifiées par notre pièce. C’est pour elles que nous œuvrons.
L’Arétin essayait d’être pratique – pas facile facile pour un gentilhomme italien de la Renaissance. Il se pencha en avant, gros nounours un peu froissé, au nez proéminent et au teint rubicond.
— Donc, si je comprends bien, je ne vais pas vraiment l’écrire, cette pièce ?
— Non, répondit Azzie. Les « acteurs » devront inventer eux-mêmes leur texte. Mais vous aurez la primeur de toutes les actions, de toutes les conversations, vous verrez et entendrez leurs réactions aux événements et, à partir de cela, pour pourrez tisser une histoire qui sera jouée devant les générations futures. Mais le premier jet, la générale, disons, appartiendra au monde des légendes, car c’est ainsi qu’un mythe se forme.
— C’est une idée très noble, dit l’Arétin. Et je vous prie de ne pas penser que je la critique si je vous avoue que je vois une ou deux difficultés se pointer à l’horizon.
— Je vous écoute !
— Je suppose que nos acteurs, quel que soit leur point de départ, finiront par aboutir à Venise, avec leurs chandeliers.
— C’est en effet ainsi que je l’imagine. D’abord, je veux racheter les droits de votre conte des sept chandeliers pour pouvoir l’utiliser dans ma pièce.
Azzie tira de son portefeuille un sac, petit mais pesant, et le tendit à l’Arétin.
— Ça devrait suffire pour commencer, n’est-ce pas ? Il y aura une suite, bien entendu. Tout ce que vous avez à faire, c’est écrire un synopsis, raconter l’histoire dans les grandes lignes. Pas de dialogues, souvenez-vous. Nos acteurs, que je choisirai, se chargeront de cet aspect-là du problème. Vous les observerez, les écouterez. Nous serons metteurs en scène et coproducteurs. Ensuite, plus tard, vous écrirez votre propre pièce sur le sujet.
— Cette idée me réjouit, monseigneur. Mais si vous créez une fausse Venise et la transportez dans un autre espace, à une autre époque, comment est-ce que je vais faire, moi ? Je ne vais pas pouvoir suivre.
— A ce sujet, dit Azzie, par le biais de charmes et de talismans, je vous conférerai la capacité de vous déplacer librement dans l’espace et dans le temps, afin que vous puissiez vous occuper de notre production.
— Et qu’adviendra-t-il de Venise lorsque nous aurons terminé ?
— Nous ferons repasser notre duplicata dans l’époque de la vraie Venise, où elle la retrouvera comme une ombre retrouve son objet. À partir de là, notre légende cessera d’être confidentielle et rejoindra le gros des légendes universelles, dont les effets et les conséquences sont enregistrés dans les annales de l’humanité.
— Monseigneur, en tant qu’artiste, cette entreprise m’ouvre des portes dont jamais je n’aurais même imaginé l’existence. Même Dante n’a jamais eu de pareille occasion… Je suis aux anges !
— Surveillez votre langage. Je ne suis pas susceptible, mais quand même. Mettez-vous plutôt au travail, dit Azzie en se levant. Écrivez-moi la légende des chandeliers d’or. Et tournez ça bien, que ça soit facile à lire. Je vous dis à bientôt, j’ai du travail.
Et il disparut. Pouf !
L’Arétin cligna des yeux, passa la main là où Azzie s’était tenu, ne rencontra que du vide. De l’air sans substance. Mais le sac d’or laissé par Azzie était, lui, bien substantiel, et réconfortant.