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Les Mongols arrivaient, des mesures extraordinaires étaient prises pour protéger Venise. Le Doge convoqua une session spéciale du Conseil et lui fit diverses propositions. On se mit d’accord pour couper les principaux ponts qui reliaient la ville à la terre ferme. Les Vénitiens se rendraient ensuite sur les côtes pour confisquer les embarcations capables de transporter dix hommes et plus, et les remorquer jusqu’à la ville, ou les couler sur place pour les plus lourdes.
Les problèmes de défense étaient d’autant plus compliqués que la nourriture commençait à manquer. D’ordinaire, les denrées arrivaient quotidiennement par bateau, en provenance de tous les ports de la Méditerranée. Mais les récentes tempêtes avaient sérieusement secoué les marins, et tout commerce maritime était temporairement interrompu. Un rationnement avait dû être imposé, et la situation promettait d’empirer.
Et comme si cela ne suffisait pas, Venise subissait une vague d’incendies sans précédent. Pour être au chaud et au sec, les gens allumaient leurs poêles et ne les surveillaient pas, ou peu. Résultat, on ne comptait plus les maisons détruites, et la rumeur circulait que peut-être certains de ces incendies n’étaient pas accidentels mais allumés par des agents ennemis introduits dans la ville. Une surveillance accrue des étrangers en résulta, et les Vénitiens se mirent à voir des espions à tous les coins de rue.
La pluie tombait, on aurait dit que les dieux des vents humides, aux langues comme des fenêtres mal jointes, étaient lancés dans une conversation sans fin. Corniches, linteaux, flèches, tout ce qui était susceptible de goutter gouttait. Le vent poussait la pluie, mais ne l’emportait pas.
Le niveau de l’eau monta peu à peu dans tout Venise. Les canaux débordèrent, inondèrent les jardins et les places. La place Saint-Marc disparut sous un mètre d’eau, et la crue continua. Ce n’était pas la première fois que Venise subissait l’assaut de la pluie et des inondations, mais de mémoire de Vénitien, jamais on n’avait vu pareil cataclysme.
De forts vents de nord-est, chargés d’un froid tout droit venu de l’Arctique, soufflèrent pendant plusieurs jours sans montrer le moindre signé d’accalmie. Le chef des prévisions météorologiques de la République démissionna de sa charge héréditaire et grassement payée, tant sa mission, qui consistait à prévoir ce genre de catastrophe, le dégoûtait désormais. Partout, on priait les saints, les démons, les effigies, n’importe quoi de préférence, dans l’espoir d’un temps plus clément. Pour ne rien arranger, la peste fit son apparition dans certains quartiers. Et on annonça que les Mongols avaient été vus à une journée de cheval.
Les soucis, l’inquiétude, la peur des forces ennemies massées aux portes de la ville, le perpétuel soupçon, tout cela épuisait les Vénitiens. Les cérémonies habituelles en l’honneur de certains saints tombèrent en désuétude. Les églises ne désemplissaient pas. Jour et nuit, on y priait pour le salut de la ville et l’excommunication des Mongols. Les cloches sonnaient sans cesse, ce qui finit par répandre un courant de joie désespérée dans la ville.
C’était la saison des fêtes, des bals masqués. Le carnaval battait son plein et jamais Venise n’avait été plus belle. Malgré les tempêtes, les chandelles éclairaient brillamment les palais des riches, et la musique résonnait le long des canaux. Dans les rues trempées, on se hâtait, en cape et loup, d’une réception à l’autre. C’était comme si la fête était tout ce qui restait à cette vieille ville fière.
On ne manqua pas de remarquer qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans ce qui arrivait, quelque chose qui dépassait de loin la logique terrestre, qui avait un arrière-goût de surnaturel et d’avènement du Jugement dernier. Les astrologues se plongèrent dans les vieux parchemins, y trouvèrent des prédictions selon lesquelles la fin du monde était proche, ce qui confirmait leurs intuitions et que les quatre chevaliers de l’Apocalypse traverseraient sous peu le ciel enflammé, juste avant l’ultime coucher de soleil.
Un jour, un étrange incident se produisit. Un ouvrier envoyé par la ville près de l’Arsenal pour évaluer les dégâts causés par la tempête découvrit un trou dans une des digues. Bizarrement, par ce trou ne passait pas d’eau, mais une lumière jaune éblouissante. De l’autre côté, l’ouvrier vit une silhouette indescriptible qui semblait avoir deux ombres. Il courut raconter cela aux autres.
Un groupe de savants se rendit sur les lieux pour étudier ce phénomène étrange. Le trou dans la digue s’était élargi, le jaune lumineux avait pâli, remplacé par un bleu clair surnaturel, surtout à côté de la grisaille environnante. Cette brèche était comme une ouverture à travers la terre et le ciel.
Les savants l’étudièrent le cœur battant. De petits fragments de terre et de sable au bord du trou y étaient attirés. On y jeta un chien errant, il disparut dès qu’il traversa le plan invisible de sa surface.
— D’un point de vue scientifique, dit l’un des savants, il semblerait que ce trou soit un accroc, une déchirure dans le tissu de l’existence.
— Quoi ? Le tissu de l’existence n’est pas indéchirable ? ergota un de ses confrères.
— Cela, nous l’ignorons, répliqua le premier. Mais nous pouvons en déduire qu’un bouleversement est en cours au Royaume Spirituel. Un changement tel qu’il a des effets sur nous ici-bas, sur la surface physique de l’existence terrestre. Même la réalité doit être désormais mise en doute, tant la vie est devenue étrange.
D’un peu partout on annonça alors l’existence d’autres déchirures dans le tissu de la réalité. Ce phénomène fut baptisé anti-imago, et se produisit entre autres dans des lieux où l’on s’y attendait le moins, jusqu’à la chapelle intérieure de Saint-Marc, où l’on découvrit un trou de près d’un mètre de diamètre ouvrant une sorte de tunnel vers le bas, et dont personne n’aurait pu dire où il menait sans prendre le risque d’un aller simple.
Un sacristain rapporta un événement plus étrange encore. Dans son église était entré un étranger dégageant une aura qui n’avait rien d’humain. Cela venait-il de ses oreilles ou de la forme de ses yeux ? Difficile à dire. L’homme avait déambulé dans l’église, puis alentour, observant les bâtiments tout en prenant des notes sur un parchemin. Lorsque le sacristain lui avait demandé ce qu’il faisait, l’étranger avait répondu :
— Je prends juste des mesures, de façon à pouvoir faire un rapport aux autres.
— Quels autres ?
— Ceux qui sont comme moi.
— Et en quoi l’état de nos maisons vous intéresse-t-il ?
— Moi et mes semblables, nous sommes des formes de vie provisoires, expliqua l’étranger. Mais nous sommes tellement nouveaux que nous n’avons pas encore de nom à nous. Il est possible que nous prenions les choses en main – je veux parler de la réalité – et dans ce cas, nous hériterons de tout ce que vous laisserez sur cette terre. Nous avons pensé qu’il valait mieux être prêts si une telle éventualité se réalisait. Alors je suis venu faire un état des lieux.
Les doctes de l’Église étudièrent le rapport du sacristain sur cet incident et finirent par déclarer qu’il n’avait jamais eu lieu. Le dossier fut classé dans le tiroir « Hallucinations sans Fondement ». Mais le jugement des doctes était arrivé trop tard. Le mal était fait, les gens avaient eu vent de l’histoire et l’avaient crue. Dans la ville, la panique se répandait à la vitesse d’un cheval au galop.