9

L’Arétin s’assura que tout était prêt à l’auberge, puis il monta dans la chambre d’Azzie.

Le démon avait passé sa robe de chambre verte avec des dragons brodés. Il était assis à une table, penché sur un parchemin, plume à la main. Il ne leva même pas les yeux.

— Entrez, dit-il.

L’Arétin entra.

— Vous n’êtes pas encore habillé ? Mon cher démon, la cérémonie va bientôt commencer.

— Nous avons le temps. Je suis un peu essoufflé, et mon costume est à côté. Venez m’aider, l’Arétin. Il faut que je décide à qui remettre les prix. Et d’abord, est-ce que tout le monde est là ?

— Tout le monde est là.

L’Arétin se versa un verre de vin. Il se sentait très en forme. Après cette pièce, sa réputation déjà bien assise allait atteindre des sommets. Il allait devenir plus connu encore que Dante, plus lu que Virgile, et peut-être même qu’Homère. C’était un moment important de sa vie, et tout s’annonçait bien, lorsqu’on frappa à la porte.

C’était un lutin messager d’Ananké.

— Elle voudrait vous voir, dit-il. Et elle n’est pas à prendre avec des pincettes.

Le Palais de Justice, d’où régnait Ananké, était une bâtisse de style brobdingnagien sculptée dans des blocs de pierre plus gros que la plus grande pyramide existant sur terre, mais dont les proportions, malgré sa taille, étaient parfaitement respectées. Les colonnes du portique d’entrée étaient plus épaisses qu’un troupeau d’éléphants. Le terrain était paysagé avec goût. Sur la pelouse parfaitement entretenue, installée près d’un belvédère blanc sur une couverture à carreaux vichy rouge et blanc, un service à thé disposé autour d’elle, se trouvait Ananké.

Cette fois, il n’y avait aucun doute sur son apparence. Il était de notoriété publique qu’elle pouvait prendre les formes les plus variées. L’une d’entre elles, l’Indescriptible, était celle qu’elle adoptait lorsqu’elle désirait décourager les flagorneurs. C’était une façon d’être littéralement impossible à décrire. La seule chose qu’on pouvait dire, c’était qu’Ananké ne ressemblait en rien à une pelle mécanique à vapeur. Elle avait choisi cette apparence spécialement pour l’occasion.

— Ça suffit avec les chevaux magiques ! dit-elle, à peine Azzie était-il arrivé devant elle.

— Que voulez-vous dire ?

— Je t’avais prévenu, gamin. La magie, ce n’est pas la panacée au service de ton ambition. Tu ne peux pas l’utiliser à tout bout de champ, comme ça, chaque fois que tu as un problème. C’est contre nature de penser qu’on peut détourner les choses de leur usage naturel chaque fois que ça nous chante.

— Je ne vous ai jamais vue dans un état pareil.

— J’aimerais t’y voir, tiens ! Toi aussi tu serais énervé si tu voyais que tout le cosmos est en danger.

— Mais comment est-ce qu’on en est arrivés là ?

— Les chevaux magiques, expliqua Ananké. Les chandeliers magiques, ça allait, mais en faisant venir les chevaux magiques, tu as simplement tiré un peu trop fort sur le tissu de la crédulité.

— Que voulez-vous dire, le tissu de la crédulité ? Je n’ai jamais entendu parler de ça, moi.

— Dis-lui, Otto.

Otto, un esprit qui, pour des raisons connues de lui seul, avait revêtu l’apparence d’un Allemand d’âge mûr à grosses moustaches blanches et épaisses lunettes, apparut de derrière un arbre.

— Penses-tu que l’univers va supporter éternellement d’être tripatouillé de la sorte ? demanda-t-il. Tu l’ignores peut-être, mais c’est avec la méta-machinerie que tu joues. Tu lui mets sans arrêt des bâtons dans les rouages.

— Je n’ai pas l’impression qu’il comprenne, dit Ananké.

— Il y a quelque chose qui cloche ? demanda Azzie.

— Ja, répondit Otto. Il y a quelque chose qui cloche dans la nature même des choses.

— La nature des choses ? Non, c’est impossible, ça serait trop grave !

— Et pourtant… La structure de l’univers a été faussée, et toi et tes chevaux magiques y êtes pour beaucoup. Je sais de quoi je parle. Je m’occupe de l’entretien de l’univers depuis la nuit des temps.

— Je n’ai jamais entendu parler d’un technicien chargé de l’entretien de l’univers, s’étonna Azzie.

— Ça semble logique, non ? Si on veut un univers, il faut quelqu’un qui s’en occupe, et ça ne peut pas être le même que celui qui le dirige. Elle a beaucoup d’autres choses à faire, et puis l’entretien, c’est une spécialité en soi, pas besoin de la regrouper avec quoi que ce soit d’autre. C’est bien toi qui as fait venir les chevaux magiques, n’est-ce pas ?

— Oui, en effet. Mais qu’est-ce que ça peut faire ? Y a pas de mal à ça, quand même ?

— Tu en as utilisé un trop grand nombre, voilà ce qu’il y a de mal. Tu penses vraiment que tu peux te permettre d’encombrer le paysage avec autant de chevaux magiques que tu veux ? Tout ça pour fournir des réponses faciles à des problèmes auxquels, fainéant comme tu es, tu n’as pas voulu chercher de solutions ? Non, non, cher démon, cette fois, tu as un peu trop tiré sur la ficelle. Ce damné univers est en train de changer sous nos yeux, et on ne peut rien y faire. Ni toi, ni Ananké, ni moi, ni personne. Tu as libéré l’éclair de sa terrible épée, si tu vois ce que je veux dire, et il va falloir payer la note. Ça risque d’être l’Enfer. Tu as joué avec la réalité une fois de trop.

— Mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec la réalité ? demanda Azzie.

— Écoute-moi bien, maintenant, jeune démon. La réalité est une sphère de matière solide composée de différentes substances superposées en strates. À l’endroit où une strate en jouxte une autre il y a, si l’on peut dire, une ligne de touche potentielle, avec, de part et d’autre, un risque de faute, comme sur Terre. Les anomalies, ce sont ces fautes, des petites bombes qui provoquent des ondes de choc le long des lignes de touche. Ton utilisation illicite des chevaux magiques en est une. Mais d’autres bombes ont explosé en même temps. Le fait que les dieux anciens se soient échappés est un événement tellement inimaginable qu’il a ébranlé l’univers tout entier.

» C’est la pauvre Venise qui subit les retombées de la catastrophe cosmique dont tu es le responsable. Cette ville a eu la malchance d’être au centre des événements, et ton travail l’a soumise à une tension de la réalité. Les inondations, l’invasion mongole et la peste qui ne va pas tarder à faire son apparition ne font absolument pas partie du tableau historique de la ville. Rien de tout cela n’était censé arriver. Il s’agit d’options possibles, dont les chances d’activation vont s’amenuisant si les choses suivent normalement leur cours. Mais à cause de toi, elles ont été activées, et par conséquent, toute l’histoire future telle qu’elle avait été écrite est menacée de destruction.

— Mais comment une histoire future peut-elle être menacée ?

— Il faut considérer l’avenir comme quelque chose qui s’est déjà produit, et qui menace de se produire à nouveau, effaçant tout ce qui s’est produit auparavant. C’est ce que nous devons éviter à tout prix.

— Il va se passer beaucoup de choses, dit Ananké. Mais avant tout, tu dois te débarrasser de ces pèlerins et les renvoyer chez eux.

Cette première mesure n’était pas sans déplaire à Azzie. Mais quelque part en lui, il sentit la mer de l’angoisse s’agiter un peu. Ananké avait dit qu’il n’agissait pas en accord avec la réalité. Et qu’était-ce, la réalité, sinon l’équilibre entre le Bien et le Mal ? S’il arrivait à convaincre Michel de modifier cet équilibre, à leur avantage à tous les deux… Mais d’abord, il fallait qu’il s’occupe des pèlerins.

Le démon de la farce
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