4

À York, la vieille Meg, la serveuse de l’auberge, terminait de nettoyer la salle lorsque Peter Westfall arriva pour sa cervoise matinale.

— Maître Peter, dit Meg, vous n’auriez pas perdu quelque chose, hier soir ? J’ai trouvé ça à l’endroit où vous étiez assis.

Elle lui tendit un petit sac de daim ou de peau de chamois très fine. Il y avait quelque chose à l’intérieur.

— Ah, oui, dit Westfall.

Il farfouilla dans sa bourse, en sortit une pièce d’un quart de penny.

— Tiens, paie-toi une chopine pour le dérangement.

Il regagna sa maison, sur Rotten Lane, et monta dans son cabinet privé, au dernier étage. C’était une pièce en soupente, spacieuse, éclairée par des lucarnes et meublée de trois tables de chêne sur lesquelles Westfall avait disposé différents ustensiles d’alchimiste. À cette époque, les pratiques combinées de l’alchimie et de la magie étaient accessibles à plus d’un.

Westfall tira une chaise et s’assit. Il défit la cordelette d’argent qui fermait le petit sac, y glissa deux doigts et en sortit délicatement la pierre jaune polie qui se trouvait à l’intérieur. Elle était gravée d’un signe qui ressemblait à la lettre de l’alphabet hébraïque aleph.

Westfall était certain qu’il s’agissait d’un talisman ou d’un fétiche – un objet qui avait des pouvoirs. C’était le genre de chose qu’un maître magicien devait posséder. Avec cette pierre, il avait entre les mains différents pouvoirs incantatoires. Il allait pouvoir invoquer un ou plusieurs esprits, les faire sortir des profondeurs, selon la manière dont était programmé le talisman. Westfall avait toujours désiré un talisman. Une fois sur deux, sa magie tombait à plat, et il était certain qu’avec il allait faire des miracles. Il pensa au jeune homme un peu bizarre avec qui il avait parlé après la pièce sur Noé, la veille au soir. C’était sûrement lui qui l’avait perdu.

Cette pensée l’interrompit momentanément dans ses projets. Après tout, ce n’était pas son talisman. Il était probable que son vrai propriétaire reviendrait sur ses pas pour un objet aussi peu commun et précieux. Si c’était le cas, Westfall le lui rendrait immédiatement. Bien sûr.

Il entreprit de remettre la pierre dans son étui, mais s’arrêta en route. Ça ne pouvait pas faire de mal, de jouer un peu avec, en attendant que son propriétaire vienne la chercher. Il n’y avait sûrement aucune objection magique à cela.

Westfall était seul dans son cabinet de travail. Il se tourna vers le talisman.

— Bon, dit-il. Au travail, maintenant J’ignore quelles incantations magiques utiliser, mais si tu possèdes vraiment des pouvoirs, une simple indication devrait suffire. Va me chercher un esprit qui exaucera mon souhait, et plus vite que ça.

Devant ses yeux, le petit talisman de pierre sembla se gonfler et soupirer. Le signe noir gravé sur un de ses côtés changea de couleur, passa au doré, puis au rouge sombre. Il se mit à vibrer, on aurait dit qu’un petit démon costaud s’agitait à l’intérieur. Une espèce de bourdonnement aigu s’éleva.

Dans la pièce, la lumière baissa, comme si le talisman volait sa puissance au soleil. Une mince colonne de poussière monta du sol, se mit à tourbillonner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Des bruits sourds firent vibrer l’atmosphère, tel le beuglement d’un bovin géant. Un nuage de fumée verte se répandit dans toute la pièce, fit tousser Westfall. Lorsque le marchand reprit son souffle, la fumée se dissipait déjà, révélant une jeune femme à la chevelure noire lustrée, d’une beauté insolente. Elle portait une jupe longue plissée et un chemisier rouge en soie sur lequel des dragons étaient brodés au fil d’or. Elle avait de petites chaussures à talons hauts et un assortiment de bijoux élégants. Et elle était très, très en colère.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’indigna Ylith.

Car c’était elle que le talisman avait capturée, probablement parce que c’était à elle qu’Azzie avait pensé en dernier. La pierre magique avait dû garder cela en mémoire quelque part.

— Eh bien, je t’ai invoquée, répondit Westfall. Tu es un esprit, et tu dois exaucer mes vœux. C’est bien ça, non ? ajouta-t-il, plein d’espoir.

— Ce n’est pas ça du tout. Je suis un ange ou une sorcière, pas un simple esprit, et je ne suis pas liée à votre talisman. Permettez-moi de vous suggérer de réviser l’étalonnage de cet outil et de réessayer.

— Ah bon. Désolé, dit Westfall.

Mais Ylith avait déjà disparu.

— Fais un peu plus attention, cette fois, demanda le marchand au talisman. Ramène-moi l’esprit que tu es censé aller chercher. Allez, zou !

Le talisman frissonna, comme s’il était triste d’avoir été grondé. Il émit une note de musique, puis une autre. Dans la pièce, la lumière faiblit à nouveau avant de retrouver tout son éclat. Un petit nuage de fumée apparut, d’où sortit un homme vêtu d’un ensemble assez sophistiqué en satin sombre et coiffé d’un chapeau conique. Sur ses épaules était jeté un long manteau de satin bleu marine brodé au fil doré de signes cabalistiques. L’homme avait la barbe et la moustache, et semblait complètement à côté de ses poulaines.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. J’ai dit à tout le monde qu’il ne fallait pas me déranger tant que je n’aurais pas terminé ma nouvelle série d’expériences. Comment voulez-vous que mes recherches avancent si on me dérange tous les quatre matins ? Et d’abord, qui êtes-vous, et que voulez-vous ?

— Je m’appelle Peter Westfall, répondit le marchand, et je vous ai invoqué grâce aux pouvoirs de ce talisman.

Il brandit la pierre gravée.

— Vous m’avez invoqué ? Mais de quoi parlez-vous, à la fin ? Faites donc voir ça !

Il examina le talisman.

— D’origine égyptienne, mais pas tout à fait inconnu. À moins que je ne sois complètement à côté de la plaque, il s’agit d’un des éléments de la série originale à laquelle le roi Salomon a lié toute une ribambelle d’esprits. Mais ça remonte à loin, cette histoire. Je croyais qu’ils avaient tous été retirés de la circulation. D’où le sortez-vous ?

— Peu importe. Je l’ai, c’est ce qui compte. Et vous devez m’obéir.

— Je dois ? Elle est bien bonne, celle-là. C’est ce qu’on va voir !

L’homme doubla tout à coup de volume et s’approcha de Westfall d’un pas menaçant. Westfall lui arracha le talisman des mains et le serra de toutes ses forces. L’autre laissa échapper un gémissement et recula.

— Tout doux ! Pas la peine de vous énerver.

— Ce fétiche me donne tout pouvoir sur vous !

— Oui, probablement. Mais nom de nom, c’est ridicule, cette histoire ! Je suis un ancien dieu grec devenu magicien suprême – on me nomme Hermès Trismégiste.

— Eh bien, Hermès, vous êtes tombé sur un os, cette fois.

— On dirait, oui. Qui êtes-vous ? Pas un magicien, ça, ça ne fait aucun doute. Et pas un roi non plus, ajouta Hermès en regardant autour de lui. Cet endroit n’a rien d’un palais. Vous êtes une espèce de bourgeois, c’est ça ?

— Je suis marchand de céréales, dit Westfall.

— Et comment ce talisman est-il arrivé entre vos mains ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Vous êtes allé farfouiller dans le grenier de votre grand-mère, je parie.

— Ça n’a aucune espèce d’importance !

Le poing de Westfall se ferma autour de la pierre.

— Hé ! Calmez-vous ! fit Hermès en grimaçant. Là, c’est mieux.

Il respira un grand coup, et eut recours à une courte incantation pour se calmer lui-même. L’heure n’était pas à la colère, si justifiée fût-elle. Avec ce talisman ancien, cet imbécile de mortel avait effectivement tout pouvoir sur lui. D’où le sortait-il ? À en croire son peu de connaissance des arcanes de la magie, il avait dû le dérober.

— Maître Westfall, je reconnais que vous avez un pouvoir sur moi. Je vous dois effectivement obéissance. Dites-moi ce que vous désirez, nous avons assez perdu de temps.

— Ah, j’aime mieux ça, répondit le marchand. D’abord, je veux une bourse pleine de pièces d’or, frappées avec soin et échangeables partout selon mon bon plaisir. Des pièces anglaises, espagnoles ou françaises feront très bien l’affaire, mais pas de monnaie italienne – ils grattent toujours la tranche, ces filous. Je veux aussi un chien de berger Old English, avec pedigree, comme celui du roi. Voilà pour commencer, mais j’aurai d’autres commandes un peu plus tard.

— Pas si vite. Combien de vœux comptez-vous me faire exaucer ?

— Autant que je voudrai ! s’écria Westfall. Parce que j’ai le talisman !

Il le brandit une nouvelle fois, et Hermès grimaça de douleur.

— Serrez pas si fort, enfin ! Bon, je vais faire vos courses. Laissez-moi un jour ou deux.

Et il disparut.

Il n’eut aucune difficulté à trouver ce que Westfall lui avait demandé. Il possédait une impressionnante réserve de sacs de pièces d’or sous le Rhin, gardée par des nains au chômage depuis le Ragnarôk. Le chien de berger Old English ne posa pas de problème non plus – Hermès en kidnappa un dans un chenil, près de Spottiswode, rien de plus facile. Puis il reparut dans le cabinet de travail de Westfall, à York.

Le démon de la farce
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