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Hermès se transporta jusqu’à un de ses endroits préférés, un vieux temple sur l’île de Délos, en mer Égée, où pendant quelques milliers d’années on lui avait voué un culte. Là, il s’assit et, contemplant la mer, récapitula.
Bien qu’ayant été un des douze grands Olympiens, Hermès n’avait pas subi le même sort que les autres au moment de l’effondrement de tout le bazar grec, peu après la mort d’Alexandre le Grand et la naissance du rationalisme superstitieux de Byzance. Les autres dieux n’avaient pas réussi à faire leur trou dans le nouveau monde issu des temps hellènes, et face à la nouvelle religion, ils n’avaient pas fait le poids. Leurs fidèles les avaient tous abandonnés, ils avaient été déclarés inexistants et s’étaient trouvés forcés de mener une vie bien tristounette dans le royaume appelé Monde de l’Ombre. C’était un endroit sinistre, presque autant que l’ancien monde souterrain grec. Hermès était bien content de ne pas avoir à y vivre.
Il avait été maintenu dans son poste après l’époque grecque parce que, depuis toujours, on l’avait associé à la magie. Depuis la nuit des temps, il avait activement pratiqué l’alchimie, et on disait à propos de multiples découvertes qu’il les avait inspirées. À la Renaissance, le Corpus Hermeticum, attribué à Cornélius Agrippa et à d’autres, était devenu la bible de l’alchimiste. Et Hermès était son dieu de référence.
Il s’était rendu utile auprès de l’humanité de bien d’autres façons. Il était doué pour trouver les choses, et avait longtemps été associé à la médecine à cause du caducée qu’il emportait souvent avec lui, souvenir de son passé de dieu égyptien sous le nom de Thôt.
Dans l’ensemble, c’était un dieu gentil, plus ouvert que la plupart. Au cours des années, il avait eu affaire à un grand nombre de magiciens humains, qui l’avaient tous invoqué avec respect. C’était la première fois qu’on l’invoquait de force, l’obligeant à obéir, que ça lui plaise ou non. Il n’aimait pas ça. Mais le problème, c’était qu’il ne voyait pas comment se sortir de ce mauvais pas.
Il méditait là-dessus, assis au pied d’un grand chêne, face à la mer, lorsqu’il entendit un doux murmure. Il écouta plus attentivement.
— Que t’arrive-t-il, mon garçon ? disait la voix.
— Zeus ? C’est toi ?
— Oui, c’est moi. Mais seulement en essence. Le vrai moi est dans le Monde de l’Ombre, tu sais, le placard à balais spécial dieux ringards où on nous a tous envoyés. Tous sauf toi, bien sûr.
— C’est pas ma faute si on a décidé de me proroger en Hermès Trismégiste, se défendit Hermès.
— Personne ne t’accuse de quoi que ce soit, mon fils. Je disais ça comme ça, c’est tout.
— Je ne comprends pas comment tu peux être là, essence ou pas.
— J’ai une dispense spéciale. J’ai le droit de manifester ma présence partout où poussent les chênes. Étant donné la situation qui est la mienne aujourd’hui et la prolifération des chênes, ce n’est pas mal. On dirait que quelque chose te trouble. Qu’y a-t-il, Hermès ? Tu sais que tu peux tout dire à ton vieux papa.
Hermès hésita. Il ne faisait pas confiance à Zeus. Aucun Olympien ne lui faisait confiance. Tous se souvenaient de ce qu’il avait fait à Cronos, son père –il avait castré le pauvre vieux bougre et jeté ses bijoux de famille à la mer. Ils savaient que Zeus craignait de subir le même sort et s’arrangeait pour faire en sorte que personne ne soit en position de le faire. Rien que d’y penser, ça le rendait nerveux, et s’il était perfide et inconstant, c’était parce qu’il était persuadé qu’il s’agissait là du meilleur moyen de garder ses gonades. Hermès savait tout cela, mais il savait aussi que Zeus était de bon conseil.
— Un humain s’est emparé de moi, papa.
— Vraiment ? Comment est-ce arrivé ?
— Tu te souviens des sceaux grâce auxquels le roi Salomon invoquait certains potes de l’Olympe ? Eh bien, il semblerait qu’ils n’aient pas tous été retirés de la circulation.
Hermès raconta toute l’histoire.
— Qu’est-ce que je peux faire ? demanda-t-il pour conclure.
— Cet humain t’a en son pouvoir, pour l’instant. Joue le jeu, mais reste vigilant. Et dès que l’occasion s’en présentera, saisis-la, et agis radicalement.
— Je sais tout ça, soupira Hermès. Pourquoi est-ce que tu me récites le B.A.-BA ?
— Parce que je connais tes scrupules, mon fils. Tu as emboîté le pas à ces nouveaux venus, gobant leurs idées compliquées à propos des anciens dieux. Leurs grands discours t’ont séduit, tu penses que leurs histoires de magie, c’est très profond. Mais laisse-moi te dire une chose : tout ça, c’est une affaire de pouvoir, point. Et le pouvoir, neuf fois sur dix, c’est une affaire de tricherie.
— Bon, ça va, maintenant, s’impatienta Hermès. Comment suis-je censé trouver cette sorcière pour Westfall ?
— Ça, c’est encore le plus simple de tes problèmes. Va voir ta sœur Aphrodite et demande-lui la boîte de Pandore. Elle s’en sert de coffret à bijoux depuis quelque temps. Ça te fera un piège à esprits de première catégorie.
— Bien sûr ! Un piège à esprits ! Et comment est-ce que je vais m’y prendre ?
— C’est toi, le grand magicien. Alors c’est à toi de le faire, le tour de passe-passe.
Un peu plus tard, Hermès apparut dans le cimetière de York, habillé en vieux gentilhomme excentrique. Il tenait sous le bras un paquet enveloppé dans du papier kraft et attaché avec de la ficelle. Il s’approcha d’Ylith.
— Mademoiselle Ylith ? Votre ami m’a demandé de vous donner ça, dit-il en déguisant sa voix.
— Azzie a laissé un cadeau pour moi ? Comme c’est gentil !
Elle déchira l’emballage et ouvrit la boîte sans réfléchir. À l’intérieur du couvercle il y avait un miroir, un miroir multicolore, étincelant et flou, d’un genre qui lui rappela ceux qu’elle avait vus à Babylone et en Égypte. Un miroir magique ! Un piège à esprits. Zut, zut et re-zut, quelqu’un venait de lui jouer le plus vieux tour du monde ! Elle détourna le regard aussi vite qu’elle put, mais c’était trop tard. Son esprit s’échappa par sa bouche au même instant, comme un minuscule papillon transparent, fut attiré par le miroir et avalé par la boîte. L’instant d’après, le corps d’Ylith s’effondra. Hermès le rattrapa au vol et le déposa doucement par terre. Puis il ferma la boîte d’un geste décidé et la ficela précautionneusement avec un lien d’or. Ensuite, il donna la pièce à deux fossoyeurs qui déjeunaient non loin de là pour qu’ils ramassent le corps et le transportent jusqu’à la maison de Westfall.
— Et faites attention, hein ! Ne l’abîmez pas !
Les deux hommes semblèrent interloqués, et pas du tout sûrs de faire quelque chose de bien, alors Hermès leur expliqua qu’il était médecin et pensait pouvoir ressusciter la pauvre femme, qui, de toute évidence, avait mal supporté les influences zodiacales maléfiques qui traînaient par là. Devant une explication aussi plausible et scientifique, ils s’inclinèrent. C’est fou ce qu’on arrive à faire avaler aux gens, tout de même.