1

Un éclatant matin de juin, sur un chemin de campagne, un peu au nord de Paris, une berline à quatre chevaux apparut au détour d’un bosquet de châtaigniers dans un bruit de galop, de cliquetis de harnais et de craquements d’amortisseurs, l’ensemble couvrant presque le crissement des grillons mais pas les encouragements du postillon à l’adresse de son attelage.

— Hue dia ! Grimpez-la, cette colline, mes jolis !

La voiture était ventrue, peinte en rouge et jaune, et derrière le postillon se tenaient deux laquais. À une quinzaine de mètres derrière venait une berline identique, et derrière celle-ci plusieurs cavaliers suivaient à belle allure. Une dizaine de mules fermaient le cortège.

À l’intérieur de la première voiture se trouvaient six personnes. Deux enfants – un beau garçon de neuf ou dix ans, et sa sœur, petite femme aux boucles rousses de quatorze ans, dont le visage agréable respirait la vie – et quatre adultes mal assis et ballottés les uns contre les autres mais s’en plaignant le moins possible.

La voiture penchait de plus en plus d’un côté. Si l’un des cavaliers qui suivaient avait galopé jusqu’à sa hauteur, il aurait vu que la roue avant droite ne tournait pas rond. Le postillon sentit le changement et brida ses chevaux juste au moment où la roue s’en allait. La berline tomba sur son axe.

Le premier cavalier, un homme rougeaud et corpulent, s’arrêta à hauteur de la fenêtre.

— Ohé ! Tout va bien à l’intérieur ?

— Tout va bien, monsieur, répondit le jeune garçon.

Le cavalier se pencha et jeta un coup d’œil sur les passagers. Il salua les adultes d’un léger mouvement du menton mais son regard s’arrêta sur Puss.

— Je me présente : sir Oliver Denning de Tewkesbury, dit-il.

— Et moi je suis miss Carlyle, répondit la jeune fille. Et voici mon frère, Quentin. Faites-vous partie du pèlerinage, sir Oliver ?

— Oui, j’en suis moi aussi. Et si vous voulez bien descendre de voiture, mon serviteur Watt pourra voir si cette roue est réparable.

Et d’un mouvement de tête, il ordonna à Watt, un Gallois courtaud au teint mat, de se mettre au travail.

— Nous vous sommes très reconnaissants, monsieur, dit Puss.

— Je vous en prie. Que diriez-vous d’un petit pique-nique, le temps que Watt remette la roue en place ?

Au regard vague dont il balaya les autres passagers, ceux-ci comprirent que sa proposition ne les concernait pas.

Sir Oliver avait remarqué Puss bien avant l’accident, probablement au moment où elle avait défait son bandeau. La vision de cette masse de boucles rousses associée à son expression si captivante, c’en était trop pour lui. Tous les hommes, même des guerriers endurcis, perdaient la tête devant Puss.

Ils s’installèrent au soleil dans l’herbe d’une clairière pas très loin de la voiture, et sir Oliver déroula une couverture militaire de laquelle se dégageait une odeur de cheval pas complètement déplaisante. De toute évidence, c’était un vieux soldat, parce que dans sa sacoche de selle il avait de quoi manger et même quelques couverts.

— Eh bien, tout ceci est, ma foi, fort agréable, dit-il lorsqu’ils furent installés, un pilon rôti à point entre les doigts. J’ai si souvent déjeuné de la sorte au cours des dernières campagnes d’Italie, où j’avais l’honneur de servir le célèbre sir John Hawkwood.

— Avez-vous vu beaucoup de batailles ? demanda Quentin, plus par politesse qu’autre chose parce qu’il était persuadé que sir Oliver était du style à passer le plus clair de son temps du côté du chariot du cuisinier.

— Des batailles ? Mmmh… oui, un assez grand nombre.

Et sir Oliver raconta une bataille qui avait eu lieu devant Pise comme si le monde entier en avait été informé. Ensuite il mentionna d’un ton dégagé d’autres campagnes un peu partout en Italie, qu’il qualifia de combats désespérés. Quentin avait certaines raisons de douter de ses propos puisque son père lui avait raconté qu’en Italie la guerre, c’était la plupart du temps un affrontement certes belliqueux, mais essentiellement verbal en public, et des négociations discrètes en privé, à l’issue desquelles une ville se rendait ou un siège était levé, selon les accords passés. Il se souvenait aussi avoir entendu dire que tout ceci ne valait pas lorsque les Français entraient en lice, mais était systématique entre les Italiens et les armées libres. Sir Oliver n’avait pas parlé des Français. Il n’avait parlé que des Borgia, des Médicis et d’autres étrangers. Sir Oliver avait en réserve moult récits effrayants de combats au petit matin opposant des petits groupes de soldats déterminés, équipés d’épées et de lances. Il parlait de tours de garde pendant les nuits chaudes du sud de l’Italie, où les Saracènes tenaient encore bon, et d’affrontements désespérés au pied des murailles de petites villes, où la mort avait parfois un goût de poix et d’huile bouillante.

Sir Oliver était petit, trapu, massif. D’âge mûr, le cheveu de plus en plus rare, il avait l’habitude de secouer la tête emphatiquement lorsqu’il parlait, ce qui avait pour effet de faire bouger son bouc. Et il ponctuait la plupart de ses affirmations d’un raclement de gorge péremptoire. Puss, qui ne manquait jamais une occasion d’être malicieuse, s’était mise à l’imiter, et Quentin avait du mal à se retenir de rire.

Enfin, Watt vint leur annoncer que la roue était réparée. Sir Oliver se déclara bien content, et accepta les remerciements de tout le monde avec une modestie toute masculine. Et il décréta que puisqu’ils faisaient ensemble le même pèlerinage à Venise, il entendait revoir souvent ses compagnons de voyage, sous-entendant visiblement que la compagnie d’un guerrier si distingué et si bricoleur ne pouvait que plaire à tout un chacun. Du ton le plus sérieux qu’elle put, Puss lui confia que tout le monde l’inviterait avec plaisir, notamment pour le cas où une seconde roue s’aviserait de prendre le large. Sir Oliver ne trouva rien de drôle à ça, mais accepta la remarque comme si elle lui était due, et ne se demanda même pas pourquoi Puss, Quentin et plusieurs autres clames étaient tout à coup saisis de violentes quintes de toux.

Un peu plus tard ce même jour, les pèlerins rencontrèrent enfin la religieuse qui était censée faire le chemin avec eux mais ne s’était pas trouvée au rendez-vous fixé. Elle montait un palefroi bai à fière allure et était suivie d’un serviteur juché sur une mule et chargé de convoyer son faucon. Une des voitures s’arrêta, il y eut diverses tractations, et une place lui fut ménagée à l’intérieur.

Mère Joanna était la mère supérieure d’un couvent des Ursulines près de Gravelines, en Angleterre. Son nom de famille était Mortimer, et elle faisait en sorte que personne n’ignore qu’elle était proche parente avec les Mortimer du Shropshire, bien connus. Son visage était large, hâlé, elle emportait toujours son faucon avec elle et ne perdait jamais une occasion, à chaque arrêt, de le sortir pour desserrer sa longe et le lancer à la poursuite de toute proie en vue. Lorsqu’il lui rapportait quelque mulot ou campagnol ensanglanté et désarticulé, elle battait des mains en s’exclamant : « Beau tableau de chasse, madame Promptitude ! » car c’était là le nom du pauvre rapace. Rien que d’entendre comment elle lui parlait, caquetant de sa voix cassée, Quentin s’étouffait de rire. Finalement, les autres passagers parvinrent à la convaincre de faire voyager le faucon sur l’impériale, avec son valet. Mère Joanna bouda jusqu’à ce qu’elle aperçoive un cerf courir à découvert en bordure de la forêt. Elle essaya de persuader ses compagnons de voyage de s’arrêter pour une chasse impromptue, mais sans chien, c’était difficile. Il y avait bien le carlin d’une des dames, mais déjà que face à un rat il n’aurait pas fait le poids, alors face à un cerf… L’équipage poursuivit sa route.

Bientôt, le petit groupe apprit que mère Joanna était non seulement une Mortimer, mais que sa sœur aînée, Constance, avait épousé le marquis de Saint Beaux, beau mariage s’il en fut. Elle-même ne désirant pas se marier – ou, comme Puss le chuchota plus tard à Quentin, n’ayant trouvé personne qui voulût d’elle malgré son nom et ses terres – avait demandé à son père de l’établir à la tête d’un couvent. Selon ses dires, elle était parfaitement heureuse à Gravelines, surtout que la région était particulièrement giboyeuse et que la forêt toute proche était à sa disposition. De plus, ajouta-t-elle, toutes les sœurs étaient de bonne famille et avaient de la conversation, ce qui rendait les repas très plaisants.

Et ainsi la longue journée s’écoula.

Le démon de la farce
titlepage.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml
book_0093.xhtml