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Les ténèbres avaient envahi le ciel de toute l’Europe, et celui de la petite auberge dans laquelle Azzie – entre deux expéditions de reconnaissance et de soutien – continuait de recruter pour sa pièce.

— Quoi de neuf, l’Arétin ?

— Eh bien, mon cher, Venise bourdonne déjà des rumeurs selon lesquelles il se préparerait un événement étrange et sans précédent. Personne ne sait quoi exactement, mais ça discute ferme. Les Vénitiens ne sont pas dans le secret des Êtres Surnaturels, même si notre singularité aurait depuis longtemps dû nous ouvrir les portes de cet autre monde. On se réunit jour et nuit sur la place Saint-Marc pour discuter de la dernière merveille entrevue dans le ciel. Mais vous ne m’avez pas fait venir pour vous conter les ragots.

— Je vous ai fait venir, mon cher Pietro, pour que vous rencontriez certains des participants à ma pièce dès maintenant. De cette manière, vous pourriez les conseiller encore mieux par la suite. C’est dommage que vous ayez manqué sir Oliver. C’est un bon modèle de chevalier, je pense que nous serons fiers de lui.

— Je l’ai aperçu en montant, dit l’Arétin sans grand enthousiasme. C’est assez inhabituel, de recruter le premier candidat venu et de lui donner le rôle sans autre forme de procès. Mais il fera l’affaire, je n’en doute pas. Qui est le deuxième ?

— On ne va pas tarder à le savoir. Si j’ai bonne ouïe, ce sont des pas que j’entends dans l’escalier.

— En effet. Et au bruit qu’ils font, je dirais qu’ils appartiennent à une personne dont l’existence sur terre est restée jusqu’à présent totalement insignifiante.

— Comment faites-vous ? J’aimerais tant connaître le secret de cette téléperception.

L’Arétin sourit doctement.

— Vous remarquerez que les bottes émettent un bruit de frottement, et que cela s’entend malgré la porte et le couloir qui nous séparent de l’escalier. Cela, mon cher, est le bruit caractéristique du cuir non tanné. Il est assez aigu, aussi en déduit-on que les bottes sont raides, et que lorsqu’elles frottent l’une contre l’autre, elles provoquent un son identique à celui de deux pièces de métal. Aucun homme de qualité ne porterait pareilles chausses, donc il doit s’agir d’un pauvre.

— Cinq ducats si vous avez raison, dit Azzie.

Les pas s’arrêtèrent devant la porte, on frappa.

— Entrez, dit le démon roux.

La porte s’ouvrit, un homme entra lentement, jetant un coup d’œil de part et d’autre de l’encadrement, comme s’il n’était pas sûr de l’accueil qu’on lui réserverait. Il était grand, blond, et portait une chemise de toile grossière usée jusqu’à la trame et rapiécée de toutes parts. À ses pieds, des bottes en cuir semblaient avoir été moulées sur ses mollets.

— Je vous paierai plus tard, dit Azzie à l’Arétin. (Puis il se tourna vers l’étranger.) Je ne vous connais pas, monsieur. Faites-vous partie du pèlerinage ou êtes-vous arrivé au bénéfice de la nuit tombée ?

— Corporellement parlant, je fais partie du groupe, répondit l’homme. Mais spirituellement, je n’en fais pas partie.

— Voilà un manant qui a de l’esprit, dit Azzie. Et quel est votre nom, monsieur ? Et votre situation ici-bas ?

— On m’appelle Morton Kornglow. Je suis palefrenier de formation mais j’ai été promu au rang de valet de sir Oliver car je viens du village de ses ancêtres et j’ai toujours su manier l’étrille. Ainsi je puis assez justement me dire l’un des vôtres du point de vue physique, mais les hommes ont tendance à se regrouper par affinité d’esprit, ce qui exclut de fait les chiens et les chats qui les accompagnent, ainsi que leurs serviteurs, qui ne valent guère plus que les animaux. Permettez-moi de vous demander tout de suite, monsieur, si ma position sociale ici-bas m’empêche de participer à cet événement. Le recrutement n’est-il ouvert qu’aux nobles ou un manant aux ongles sales peut-il lui aussi se porter volontaire ?

— Dans le monde spirituel, répondit Azzie, les différences que font les hommes entre eux perdent leur sens. Vous êtes pour nous des âmes à prendre revêtues d’un corps temporaire que vous abandonnerez sous peu. Mais assez parlé de ça. Voudriez-vous partir pour nous à la recherche d’un des chandeliers, Kornglow ?

— Assurément, monsieur le démon. Car même si je suis un homme du peuple, j’ai un souhait. Mais le réaliser risquerait de poser quelques problèmes.

— Et quel est ce souhait ?

— Avant que vous ne vous joigniez à nous, nous avons fait un détour pour visiter les terres de Rodrigue Sforza. Les gentils ont mangé à sa table tandis que les vilains comme moi ont dîné dans l’office. Par la porte entrouverte, nous pouvions suivre le déroulement du repas, et c’est là que mon regard s’est posé sur Cressilda Sforza, l’épouse du seigneur Sforza lui-même. C’est la plus exquise des femmes. Sa chevelure est soyeuse et souple, et son teint ferait pâlir d’envie les anges. Sa taille est menue, et ses courbes…

— Ça ira comme ça, l’interrompit Azzie. Épargnez-nous le reste de votre leçon d’anatomie, et dites-moi ce que vous voulez de cette dame.

— Mais qu’elle m’épouse, évidemment ! s’exclama Kornglow.

L’Arétin ne put retenir un éclat de rire, qu’il camoufla de son mieux dans une quinte de toux. Même Azzie n’avait pu s’empêcher de sourire, tant ce valet rustre et gauche aurait été mal assorti à une belle et noble dame.

— Eh bien, monsieur, dit Azzie, vous visez haut quand vous faites la cour !

— Un pauvre homme peut espérer séduire Hélène de Troie s’il le désire. Dans son imagination, elle peut très bien le choisir entre tous les hommes, et le trouver plus désirable que Pâris lui-même. Dans un rêve, tout peut arriver. Et ce que vous proposez, n’est-ce pas une sorte de rêve, Excellence ?

— Je suppose que oui, soupira Azzie. Bien. Si nous devons exaucer votre vœu, il faudra vous anoblir, afin que rien ne puisse empêcher votre mariage.

— J’ai rien contre.

— Il nous faudra également obtenir le consentement de lady Cressilda, souligna l’Arétin.

— Je m’en chargerai, le moment venu, dit Azzie. C’est un défi que vous nous posez là, Kornglow, mais je pense qu’on devrait pouvoir s’en tirer.

L’Arétin fronça les sourcils.

— Le fait que cette dame soit déjà mariée, mon cher, risque de vous gêner un peu dans vos projets.

— Nous avons du personnel à Rome qui s’occupe des détails de ce genre, répondit Azzie. Quant à vous,

Kornglow, vous allez devoir faire deux ou trois petites choses. Êtes-vous prêt ?

— Du moment que ce n’est pas trop fatigant… Un homme ne devrait jamais avoir à agir contre sa nature, et ma nature, c’est d’être paresseux à un point que si le monde en était informé, on ferait de moi un prodige, on parlerait de moi dans le grimoire des records.

— Rien de trop difficile, promit Azzie. Je pense que nous pourrons nous passer de l’habituel combat à l’épée, étant donné que vous n’avez pas été formé pour cela.

Azzie tira de la poche de son gilet une des clés magiques et la tendit à Kornglow, qui la fit tourner entre ses doigts.

— Vous partirez d’ici, expliqua Azzie. La clé vous mènera jusqu’à une porte, que vous franchirez. Vous trouverez ensuite un cheval, et un chandelier magique dans une de ses sacoches. Sur ce cheval, vous trouverez ensuite l’aventure, et au bout vous attendra votre Cressilda aux cheveux d’or.

— Génial ! C’est quand même drôlement épatant, la chance qui vous sourit aussi facilement !

— N’est-ce pas ? La facilité, c’est formidable, et c’est une morale que j’entends prêcher auprès des hommes. La chance, c’est une denrée à portée de main, alors pourquoi se fatiguer à lui courir après ?

— Voilà une morale qui me plaît ! dit Kornglow. Elle me botte, votre histoire !

Et serrant la clé dans sa main, il courut saisir la chance qui n’allait pas manquer de se présenter.

— Encore un client satisfait, commenta Azzie avec un petit sourire.

— Le suivant attend à la porte, fut la réponse de l’Arétin.

Le démon de la farce
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