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Lorsqu’Azzie quitta le Palais de Justice, il avait la queue entre les jambes et le coin des yeux étrangement humide. Il essayait de se faire à l’idée que sa pièce, sa grande pièce immorale qui devait époustoufler tous les mondes, ne monterait même jamais la première marche de la scène. La grande légende des chandeliers d’or ne serait pas autorisée à se réaliser. Les ordres d’Ananké avaient été directs et sans équivoque : il était prié de renvoyer ses acteurs.
Mais il devait bien y avoir un moyen de contourner cette décision. Morose, il entra dans la cabine d’Énergie qui se trouvait juste devant le Palais de Justice et rechargea son charme de voyage. Un peu plus loin, à un fast-food pour démons, il acheta un sac de têtes de chats rôties au feu de l’Enfer et servies avec une sauce rouge délicieusement grumeleuse, histoire d’avoir de quoi grignoter pendant le voyage du retour vers la Terre. Puis il activa son pouvoir et se sentit propulsé à travers les voiles transparents dont les espaces spirituels étaient apparemment composés.
En vol, il picora tout en réfléchissant. Mais il eut beau mettre tous ses efforts au service de la casuistique transcendantale, il ne trouva pas comment passer outre à l’ordre d’Ananké sans que celle-ci s’en aperçoive tôt ou tard et lui tombe sur le râble. Et il n’y avait pas qu’elle. Il y avait aussi le fait qu’il avait bouleversé l’équilibre du cosmos en forçant la dose avec les chevaux magiques. S’il insistait, il risquait de provoquer la destruction, la disparition de toute création, engloutie par la flamme immaculée et pure de la contradiction. Et si ça se trouvait, le cosmos lui aussi disparaîtrait. Dans le meilleur des cas, les lois de la raison seraient renversées.
Bientôt, il survola Venise. Et d’en haut, la ville avait piteuse mine. Une partie des îles inférieures était submergée. Les vents étaient tombés, mais la place Saint-Marc avait disparu sous trois mètres d’eau. Les maisons les plus anciennes et les moins solides s’effondraient déjà sous l’assaut de la marée, dont les vagues dissolvaient le vieux mortier qui avait servi à leur construction.
Azzie atterrit chez l’Arétin et trouva le poète devant sa porte, en manches de chemise, occupé à disposer des sacs de sable pour endiguer la montée des eaux. Mais devant l’inutilité de la chose, il posa ses outils et suivit Azzie à l’intérieur en soupirant.
Ils trouvèrent une pièce sèche au premier.
— Où sont les pèlerins, maintenant ? demanda Azzie sans perdre de temps.
— Toujours à l’auberge.
Il fallait qu’Azzie modifie ses plans, récupère tous les chandeliers et les renvoie au château de Fatus, dans les Limbes. Ensuite, il fallait faire sortir les pèlerins de Venise. Mais l’Arétin n’avait pas besoin d’être informé de tout cela pour l’instant. Il apprendrait en même temps que les autres que la cérémonie avait été annulée.
— Il va falloir que les pèlerins quittent Venise, dit simplement Azzie. Entre les Mongols et les inondations, la ville semble perdue. Je sais de source sure qu’un changement dans le fil du temps est attendu concernant ce moment précis dans le déroulement de l’histoire.
— Un changement ? Comment ça ?
— Le monde tisse un fil du temps, duquel jaillissent différents événements. À la façon dont vont les choses, il semble que Venise sera détruite. Mais pour Ananké, cela est inacceptable, alors le fil du temps de Venise se désolidarisera du reste du fil juste avant que j’aie commencé avec les chandeliers, et deviendra le nouveau fil principal. Le fil dans lequel nous nous trouvons maintenant sera relégué dans les Limbes.
— Et ensuite ?
— La version limbesque de Venise continuera d’exister pendant une semaine à peine, depuis le moment où je t’ai demandé d’écrire une pièce jusqu’à celui où les Mongols arriveront et où les murs de la ville s’effondreront sous la pression des eaux, c’est-à-dire ce soir vers minuit. Elle n’existera que pour une semaine, mais cette semaine se répétera, recommencera dès qu’elle sera achevée. Ses habitants vivront la même semaine pour l’éternité, avec chaque fois la même issue : ruine et destruction.
— Mais si on fait sortir les pèlerins ?
— S’ils sortent avant minuit, leur vie continuera comme s’ils ne m’avaient jamais rencontré, Ils retrouveront le fil du temps juste avant notre première entrevue.
— Est-ce qu’ils se souviendront de ce qui s’est passé ?
— Non. Vous seul vous en souviendrez, Pietro. Je me suis arrangé. Comme ça, vous pourrez écrire une pièce basée sur notre projet.
— Je vois. Eh bien… C’est un peu inattendu, tout ça. Je ne sais pas si ça leur plaira.
— Ils n’ont pas le choix. Ils doivent obéir, c’est tout. Ou en accepter les conséquences s’ils refusent.
— Bien. Je leur expliquerai.
— Parfait, mon cher Pietro. Je vous retrouverai à l’église.
— Où allez-vous ?
— J’ai une autre idée, peut-être un moyen d’éviter tout ça.