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Ananké avait invité ses vieilles copines les trois Moires à prendre le thé. Pour la circonstance, Lachésis avait fait un gâteau, Clotho avait fait toutes les boutiques de souvenirs de Babylone pour trouver LE cadeau idéal, et Atropos avait apporté un petit recueil de poèmes.
Ananké n’avait pas pour habitude d’apparaître sous forme humaine.
— Vous pouvez me traiter de vieille iconoclaste, se plaisait-elle à dire, mais pour moi, rien de vraiment important ne devrait pouvoir être représenté.
Ce jour-là, pourtant, et parce qu’elle aimait beaucoup les trois Moires, elle s’était trouvé une bonne grosse Allemande d’âge mûr en tailleur strict et chignon.
Pour leur petite dînette, Ananké et les Moires s’étaient retrouvées sur les pentes du mont Icône. Le thym et le romarin embaumaient l’air, le ciel était d’un bleu profond et, de temps à autre, de petits nuages venaient caracoler dans l’immensité, rats albinos sur fond azur.
Ananké servait le thé lorsque Lachésis remarqua un point dans le ciel qui venait dans leur direction.
— Regardez ! s’écria-t-elle. Voilà quelqu’un !
— J’ai pourtant demandé qu’on ne me dérange pas, grommela Ananké.
Qui avait osé ? En tant que Principe Suprême, ou presque, elle avait l’habitude que les gens se fassent tout petits en entendant son nom. Elle aimait se considérer comme Celle à Qui On Doit l’Obéissance, même si c’était un petit peu mégalo, comme attitude.
Le point devint une silhouette, qui devint un démon en plein vol. Azzie effectua un atterrissage gracieux tout près de l’endroit où pique-niquaient ces dames.
— Coucou ! dit-il en s’inclinant. Désolé de vous déranger. Vous allez bien, j’espère ?
— Dis-moi de quoi il s’agit, répondit Ananké d’un ton froid. Et tu as intérêt à ce que ça soit important.
— Ça l’est. J’ai décidé de monter une pièce immorale, histoire de faire le pendant à toutes les pièces morales dont mes opposants ne cessent d’abreuver le monde, et dont le prétendu message est aussi stupide qu’insensé.
— Et c’est pour me donner des nouvelles de ta pièce que tu viens déranger mon pique-nique ? Ça fait un bail que je te connais, vaurien, et tes petits jeux, je m’en tape le coquillard. En quoi ta pièce me concerne-t-elle ?
— Mes ennemis me mettent des bâtons dans les roues, expliqua Azzie, et vous avez pris parti pour eux plutôt que pour moi.
— Et alors ? Le Bien de temps en temps, ça ne peut pas faire de mal, se défendit Ananké.
— Je vous l’accorde. Mais cela ne m’ôte pas pour autant le droit de m’y opposer, n’est-ce pas ? Et votre rôle est de vous assurer que je peux faire valoir mes arguments.
— C’est vrai, reconnut Ananké.
— Alors vous allez faire en sorte que Michel et ses anges arrêtent de m’embêter, d’accord ?
— Je n’ai guère le choix. Bien, maintenant, si tu veux bien nous laisser, le thé refroidit.
Azzie dut se contenter de cette laconique réponse.