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Déguisé en marchand, Azzie entra dans la cité voisine de York. La foule semblait converger vers le centre de la ville, et il se laissa porter par le mouvement le long des ruelles sinueuses. Les gens étaient d’humeur festive, mais il ignorait ce que l’on célébrait.
Sur la place principale, des tréteaux étaient installés et on jouait une pièce de théâtre. Azzie s’arrêta. L’art dramatique grand public, c’était une invention relativement récente, et, rapidement, c’était devenu très à la mode en Europe.
Ça n’avait rien de très compliqué. Des acteurs se produisaient sur une estrade surélevée et faisaient semblant d’être quelqu’un d’autre. La première fois, on trouvait toujours ça épatant. En son temps – un temps assez long qui remontait aux danses caprines primitives des Hellènes –, Azzie avait vu un grand nombre de pièces de théâtre, aussi se considérait-il plutôt expert en la matière. Après tout, il n’avait pas raté une seule première des grandes tragédies de Sophocle. Mais cette production yorkaise avait peu de chose à voir avec les danses caprines et Sophocle. Il s’agissait de théâtre réaliste, et les deux acteurs jouaient des époux.
— Alors, Noé, quoi de neuf ? demanda la femme de Noé.
— Femme, je viens d’avoir une révélation divine.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de nouveau à ça, railla Mme Noé. Tu passes ton temps à traîner dans le désert et à avoir des révélations. N’est-ce pas, les enfants ?
— Pour sûr, maman, dit Japhet.
— Tout juste, dit Cham.
— Exact, dit Sem.
— Le Seigneur m’a parlé, reprit Noé. Il m’ordonne de prendre le bateau que je viens de construire et d’y faire monter tout le monde parce qu'Il ne va pas tarder à envoyer une pluie qui inondera tout.
— Comment sais-tu tout ça ? demanda Mme Noé.
— J’ai entendu la voix de Dieu.
— Toi et tes voix, alors ! Si tu crois que je vais nous réinstaller dans ta coque de noix juste parce que tu as entendu une voix, tu te mets le doigt dans l’œil, c’est moi qui te le dis !
— On sera un peu serrés, je sais, dit Noé. Surtout avec tous les animaux à bord. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Le Seigneur y pourvoira.
— Les animaux ? Comment ça, les animaux ?
— Je t’explique. C’est ce que le Seigneur m’ordonne de faire. Sauver les animaux du Déluge qu’Il S’apprête à envoyer.
— Mais de quels animaux parles-tu ? Des animaux domestiques ?
— Dieu veut que nous recueillions plus que les animaux domestiques.
— Par exemple ?
— Par exemple tous les animaux.
— Tous ? Ça fait combien ?
— Ça fait un couple de chacun.
— Un couple de chaque sorte d’animaux ?
— C’est l’idée.
— Même des rats ?
— Deux rats, oui.
— Et des rhinocéros ?
— Je reconnais qu’on sera un peu à l’étroit, mais oui. Deux rhinocéros aussi.
— Et des éléphants ?
— On trouvera bien un moyen de caser tout le monde.
— Et des morses ?
— Oui, bien sûr ! Les morses aussi ! Les instructions de Dieu étaient très claires. Deux de chacun.
Mme Noé lança à son époux un regard qui sous-entendait clairement : « Mon pauvre vieil ivrogne, voilà que tu te remets à délirer. »
Le public adorait. Dans le théâtre improvisé, il y avait une centaine de spectateurs en tout, assis sur des bancs. Hurlant de rire à chaque réplique de Mme Noé, tapant des pieds pour manifester leur approbation. C’étaient des villageois et des paysans pour la plupart, et ils assistaient à la représentation d’un miracle, un drame sacré qui n’allait pas tarder à devenir apocryphe, Noé.
Azzie était installé à l’un des balcons, sur un échafaudage spécial, à droite, au-dessus de la scène. Ces places étaient réservées aux citoyens prospères. De là-haut, il voyait les actrices jouant les femmes des fils de Noé en train de changer de costume. Il pouvait s’allonger à son aise et rester à l’abri des remugles putrides émanant des foules à qui ces pièces, avec leurs trames moralement correctes et leurs dialogues minaudiers, étaient destinées.
Sur la scène, l’histoire continuait. Noé embarqua sur son bateau, les intempéries commencèrent. Un manant muni d’un arrosoir, perché sur une échelle, simula le début des quarante jours et quarante nuits de pluie. Azzie se tourna vers l’homme bien mis assis derrière lui.
— Faites ce que Dieu vous dit, et tout ira bien ! Quelle conclusion simpliste, et si peu vérifiée au quotidien, où tout se produit de la façon la plus inattendue, sans souci aucun des causes ou des effets.
— Judicieuse remarque, dit l’homme. Mais considérez, monsieur, que ces contes n’ont point pour objet d’être le reflet exact de la réalité. Ils se contentent de montrer comment un homme devrait se comporter en différentes circonstances.
— Si fait, si fait. Cela va de soi. Mais c’est de la propagande grandeur nature. N’avez-vous jamais eu envie d’une pièce plus inventive, d’autre chose que d’une concoction comme celle-ci, qui attache les sermons en chapelets comme un boucher attache les saucisses ? N’auriez-vous point de goût pour une pièce dont l’intrigue ne serait pas soumise au déterminisme affecté de la moralité du plus grand nombre ?
— Cela serait rafraîchissant, je n’en doute pas, dit l’homme. Mais il est peu probable que les religieux qui écrivent ce genre de chose produisent une œuvre aussi philosophique. Cela vous dirait-il de poursuivre et d’approfondir ce sujet, monsieur, après la représentation, devant un pichet de cervoise ?
— Avec joie. Je m’appelle Azzie Elbub et je suis gentleman de profession.
— Et moi je m’appelle Peter Westfall, et je suis importateur de céréales. Ma boutique se trouve près de Saint-Grégoire-des-Champs. Mais je crois que les acteurs reprennent.
La pièce ne s’améliora pas. Lorsqu’elle fut terminée, Azzie accompagna Westfall et plusieurs de ses amis à l’enseigne de la Vache-Pie, dans Holbeck Lane, près de High Street. Le tenancier leur apporta des pichets débordant de cervoise et Azzie commanda du mouton et des pommes de terre pour tous.
Westfall avait reçu son éducation dans un monastère en Bourgogne. C’était un homme corpulent, encore jeune, sanguin, presque chauve et qui parlait en faisant de grands gestes. La goutte le guettait de toute évidence. En le voyant refuser la viande, Azzie le soupçonna d’être végétarien, déviance qui parfois trahissait un hérétique cathare. Il s’en fichait, mais nota cette remarque dans un coin de sa mémoire, pour, qui sait, une utilisation ultérieure. En attendant, il était là pour discuter de la pièce avec Westfall et ses amis.
Lorsque Azzie se plaignit du manque d’originalité de la pièce, Westfall rétorqua :
— Le fait est, mon bon, qu’elle n’est pas censée être originale. Cette histoire nous transmet un message des plus édifiants.
— Vous appelez ça un message édifiant ? Soyez patients et on finira bien par trouver une solution ? Vous savez très bien que c’est la roue qui grince qu’on huile, et que si on ne se plaint pas, on n’arrive à rien changer. Dans l’histoire de Noé, Dieu est un tyran qui aurait mérité qu’on cède moins souvent à ses caprices ! Qui a dit que Dieu avait tout le temps raison ? Un homme ne peut-il forger sa propre opinion ? Si j’étais auteur dramatique, mes histoires tiendraient mieux la route !
Westfall trouva les paroles d’Azzie provocatrices et peu orthodoxes, et l’envie lui vint de le remettre à sa place. Mais il avait remarqué l’étrange et imposante présence que dégageait le jeune homme, et il était de notoriété publique que les membres de la Cour se faisaient passer pour d’ordinaires gentilshommes afin de mieux tirer les vers du nez des bavards imprudents. Westfall rengaina donc sa curiosité et finit par alléguer l’heure tardive pour se retirer.
Après le départ du marchand et de ses amis, Azzie resta un moment dans la taverne. Il ne savait pas trop quoi faire ensuite. Suivre Ylith, peut-être, et essayer sur elle ses ruses de séducteur ? Mais non, ce n’était pas une bonne idée. Il décida à la place de se rendre sur le continent, comme il l’avait prévu au départ. Il pensait de plus en plus à mettre sa propre pièce en scène. Une pièce qui irait à contre-courant de ces pièces morales avec leurs messages insipides. Une pièce immorale !