5

Les rues étaient pleines de gens qui essayaient de quitter la ville. L’eau arrivait désormais à la taille, et continuait de monter. L’Arétin avait pris soin de se munir d’une quantité suffisante d’argent pour acheter les gondoliers, mais aucun gondolier n’était à vendre. Les différents arrêts, le long du Grand Canal, avaient été abandonnés plusieurs heures auparavant.

— Je ne sais pas quoi faire, dit le poète à Azzie. On dirait que tous les gondoliers de la ville sont soit morts, soit déjà pris.

— Il y a encore un moyen. Ça risque de provoquer une nouvelle anomalie et une fois de plus c’est moi qui porterai le chapeau, mais on va essayer. Il faut qu’on trouve Charon. Sa barque est toujours dans les parages lorsqu’il y a beaucoup de morts ou de mourants. Question apocalypses, il en connaît un rayon.

— Vous voulez parler du Charon de la mythologie grecque ? Il est là ?

— Probablement. Je sais pas en vertu de quoi, mais depuis le début de l’ère chrétienne, il transbahute des gens sans jamais être inquiété. C’est une anomalie, ça aussi, mais celle-là, au moins, on ne peut pas me la mettre sur le dos.

— Acceptera-t-il de prendre des vivants ? Je croyais que la barque de Charon était réservée aux autres.

— Je le connais assez bien. On a déjà été en affaires ensemble, alors je pense qu’il fera une exception. En plus, je sais que travailler dans l’urgence, il adore.

— Où pouvons-nous le trouver ?

Azzie prit la tête du cortège. L’Arétin voulait savoir pourquoi il était si pressé de faire quitter la ville aux pèlerins.

— La situation est si catastrophique que ça ?

— Oui. La chute de Venise, ce n’est que le début. Elle annonce l’effondrement de l’univers tout entier. Les systèmes de Ptolémée et de Copernic sont tous les deux en difficulté, on a relevé des signes de choc anormal un peu partout. Déjà, les rues regorgent de prodiges et de miracles. Le commerce s’est arrêté, même l’amour a dû se mettre au vert.

— Je ne comprends pas. Qu’est-ce que c’est, cette explosion d’anomalies, tout à coup ? Que va-t-il se passer ? La catastrophe, ce sera quoi, exactement ? Quels signes nous indiqueront son avènement ?

— Vous n’aurez pas besoin de signes. Tout à coup, le déroulement de la vie sera interrompu. Les causes et les effets cesseront de s’enchaîner. Les principes ne permettront plus de conclusions logiques. Comme je vous l’ai expliqué, la réalité se divisera en deux branches. La première continuera l’histoire de l’Europe et de la Terre comme si ce pèlerinage n’avait jamais eu lieu, la seconde poursuivra ce qui se produit en ce moment, et verra les résultats du pèlerinage. C’est cette branche, cette catastrophe, qui sera envoyée aux Limbes. Là-bas, elle se répétera éternellement, montée en boucle. Une boucle plus longue que tout ce que vous pouvez imaginer. Nous devons sortir les pèlerins de là avant que cela ne se produise.

Mais Charon était introuvable. Azzie et l’Arétin poursuivirent leur route, ballottant leurs pèlerins d’un endroit à l’autre, cherchant un moyen de leur faire quitter la ville. Ils virent des gens se noyer en essayant de rejoindre la terre ferme à la nage, le plus souvent entraînés vers le fond par d’autres nageurs épuisés qui s’agrippaient à eux.

Les quelques gondoliers qui restaient avaient déjà des clients. Ceux qui avaient eu la chance de pouvoir monter à bord d’une gondole avaient tiré leur épée et menaçaient tous ceux qui osaient les approcher.

Azzie et l’Arétin firent toutes les ruelles sinueuses, à la recherche de Charon. Enfin, ils trouvèrent sa barque, à bords plats, un peu difforme, peinte d’un noir mat. Azzie avança jusqu’au bastingage, posa un pied dessus et appela.

— Holà ! Nocher !

Un homme grand, maigre, au visage émacié et aux yeux étrangement brillants sortit de la petite cabine.

— Azzie ! s’exclama-t-il. Si je m’attendais !

— Que fais-tu à Venise, Charon, si loin de ton itinéraire habituel, sur le Styx ?

— On nous a demandé à nous, marins de la Mort, de desservir une zone un peu plus large que d’habitude. Je crois savoir qu’on attend dans le coin une hécatombe comme jamais on n’en a connu depuis l’Atlantide.

— J’aurais besoin de tes services, tout de suite.

— Vraiment ? C’est que… j’allais faire un petit somme avant que l’évacuation générale commence. Histoire d’être en forme, quoi.

— Le système tout entier est en danger. J’ai besoin que tu m’aides à faire sortir mes amis de la ville.

— Je n’aide personne, tu le sais bien. J’ai mes clients, ça me suffit. Et il me reste beaucoup de gens à transporter vers l’autre rive.

— Je crois que tu ne te rends pas compte de la gravité de la situation.

— Elle n’a rien de grave pour moi. La mort, quelle que soit sa cause, est une affaire du Monde des Vivants. Au Royaume des Morts règne la sérénité.

— C’est ce que j’essaie de te faire comprendre. La sérénité, même au Royaume des Morts, ne va pas durer longtemps. Il ne t’est jamais venu à l’idée que la Mort pouvait aussi mourir ?

— La Mort ? Mourir ? C’est complètement ridicule !

— Mon cher ami, si Dieu peut mourir, alors la Mort peut mourir aussi, et dans d’atroces douleurs. Je te dis que c’est tout le système qui est en danger. Tu pourrais disparaître en même temps que tout le reste.

Charon était sceptique, mais finit par se laisser convaincre.

— Bon, qu’est-ce que tu veux, exactement ?

— Je dois faire sortir les pèlerins de la ville et les ramener jusqu’à leur point de départ. Ensuite seulement, Ananké pourra peut-être redresser la situation.

Charon était capable de faire vite lorsqu’il le voulait. Dès que tout le monde fut à bord, il se mit debout à la barre, épouvantail drapé dans une cape. La vieille barque prit de la vitesse, mue par la force des rameurs morts installés dans la cale. De tous côtés, dans la ville abandonnée, on distinguait des brasiers projetant de tremblantes silhouettes rouges et jaunes vers l’obscurité des cieux. La barque traversa un bras de mer et glissa bientôt à travers les roseaux, dans les marais. Tout était étrange. Charon avait pris un raccourci, un petit passage qui reliait un monde à l’autre.

— C’était comme ça, au commencement ? demanda l’Arétin.

— Je n’étais pas là au commencement, répondit Charon. Mais à peu de chose près, oui, je crois. Ce que vous voyez, c’est le monde lorsqu’il n’y avait pas de lois physiques, que tout n’était que magie. Il y a eu une époque, avant toutes les autres, où tout était magie, où la raison n’existait pas. Ce monde d’il y a bien longtemps, nous nous y rendons encore en rêve. Certains paysages nous le rappellent. C’est un monde plus ancien que Dieu, plus ancien que la Création. C’est le monde d’avant la création de l’univers.

Installé à la proue, l’Arétin vérifiait la liste de pèlerins pour être sûr que tout le monde était là. Il s’aperçut assez vite que deux ou trois Vénitiens rusés avaient profité de la confusion générale pour monter à bord. Mais ce n’était pas important. Il y avait suffisamment de place pour eux, surtout dans la mesure où Léonore et Kornglow ne répondaient plus à l’appel.

Il demanda aux autres s’ils les avaient vus. Personne ne sut dire ce qu’ils étaient devenus après la cérémonie.

— Je ne trouve plus Kornglow et Léonore ! lança l’Arétin à Azzie, qui était sur le quai et défaisait l’amarre.

— Nous ne pouvons pas attendre, dit Charon. La mort est très à cheval sur les horaires.

— Partez sans eux, dit Azzie.

— Et vous ? s’étonna l’Arétin.

— Ce truc m’en empêche.

C’est alors que l’Arétin remarqua l’ombre, juste derrière le démon, qui semblait le tenir par le cou.

Azzie lança la corde vers la barque, qui s’éloigna du bord, vira et prit de la vitesse tandis que les rames mordaient et labouraient l’eau.

— On ne peut donc rien faire pour vous ? cria l’Arétin.

— Non ! répondit Azzie. Partez, c’est tout. Quittez cet endroit.

Il regarda glisser la barque sur les eaux sombres jusqu’à ce qu’elle disparaisse entre les roseaux, près de l’autre rive.

Les pèlerins s’étaient installés aussi confortablement que possible, un peu serrés entre les rameurs défunts, qui n’étaient pas à proprement parler des boute-en-train.

— Bonjour, dit Puss à l’être décharné et encapuchonné qui était assis à côté d’elle.

— Bonjour, ma petite fille, répondit celui-ci.

C’était une femme. Elle semblait morte, et pourtant pouvait encore parler.

— Vous allez où ? demanda Puss.

— Notre nocher Charon nous emmène en enfer.

— Oh ! Je suis désolée !

— Il n’y a pas de quoi. C’est là que nous allons tous.

— Même moi ?

— Même toi. Mais ne t’inquiète pas, ce n’est pas pour tout de suite.

— Y aurait pas quelque chose à manger, sur cette barque ? demanda Quentin, assis de l’autre côté.

— Rien de bon en tout cas, répondit la silhouette encapuchonnée. Tout ce que nous avons est amer.

— Moi j’ai envie de quelque chose de sucré.

— Sois patient, dit Puss. Personne ne mange sur la barque des morts sans perdre la vie. Et je crois que je vois l’autre rive.

— Ah bon, dit Quentin.

Il regrettait de ne plus servir de messager aux esprits. Pour une fois qu’il s’amusait vraiment…

Le démon de la farce
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