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J’avais la vague impression que quelqu’un regardait par-dessus mon épaule – même si je n’aurais pas su dire comment il était possible de se glisser derrière moi quand je n’étais qu’un point de vue flottant et indiscernable. La voix manquait mais, hormis cela, la sensation de présence était la même que lors des précédentes plongées dans les horreurs de Dejagore en compagnie d’un esprit sarcastique qui, très certainement, n’était autre que Volesprit.
Seule une odeur accompagnait cette présence. Une odeur comme…
Comme l’odeur du cadavre d’Étrangleur que j’avais découvert dans les profondeurs du palais, comme la puanteur omniprésente à Dejagore, au point qu’on ne la remarquait plus que lorsqu’elle n’était plus là. Cette odeur, c’était celle de la mort.
J’avais éprouvé une immense douleur dans le delta, imaginant revoir Sahra vivante parmi les Nyueng Bao, quand bien même me trouvais-je dans l’éther avec Fumée. Maintenant, j’éprouvais une terreur sans nom, étant à nouveau hors de mon corps.
Je me suis mis à faire ce que, en chair et en os, j’aurais appelé un tour complet sur moi-même, lentement. J’ai effectué un second tour, un troisième et un quatrième, chaque fois plus vite, chaque fois plus impétueusement. Et chaque fois – il me semblait que ce que je cherchais à voir se trouvait au sud – j’entrevoyais quelque chose de vaste, sombre, plus net d’une fois sur l’autre, jusqu’au tout dernier tour : c’était une femme noire aussi grande que le ciel. Elle était nue. Elle avait quatre bras, six seins et des crocs comme un vampire. L’odeur, c’était son haleine. Ses yeux brillaient comme des guichets ouverts sur l’enfer, et pourtant son regard plongeait dans le mien et me parlait, chargé à la fois d’une force coercitive et d’une promesse – d’un érotisme torride au-delà de tout ce que j’avais pu connaître avec Sahra.
J’ai hurlé.
J’ai jailli hors de l’univers de Fumée.
Fumée voulait hurler lui aussi. Je crois que la terreur a bien failli le réveiller.
Qu’un-Œil a rigolé. « T’as assez froid, Gamin ? »
J’étais trempé. Trempé d’une eau très froide. « Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Si tu restes là-bas une éternité à nouveau, je te gèlerai le fion pour de bon. »
J’ai commencé à trembler. « Oh, merde. Ça caille. » Je ne lui ai pas dit ce que j’avais vu, ce qui, en vérité, m’inspirait ces tremblements. Sans doute était-ce seulement mon imagination qui s’emballait une fois de plus. « Qu’est-ce que tu cherches, espèce de couillon, tu veux me flanquer une crise cardiaque ou quoi ?
— Non. Je veux juste t’empêcher de te perdre. Tu ne te retrouveras pas tout seul.
— Je crois que je suis déjà perdu, vieux gars. »
Les étoiles clignent d’une ironie froide.
Il y a toujours un moyen.
Le vent gémit et hurle, exhalant son haleine amère à travers des crocs de glace. La foudre gronde et aboie sur la plaine de pierre scintillante. La rage est une force rouge, presque animée, aussi pétrie de compassion qu’un serpent mourant de faim. Peu d’ombres folâtrent parmi les colonnes. Beaucoup ont été requises ici ou là.
En son centre, la plaine est défigurée par des cicatrices cataclysmiques. Le zigzag dentelé d’une fissure s’est propagé à sa surface. Nulle part cette crevasse n’est si large qu’un enfant ne puisse la franchir d’un bond, mais elle paraît abyssale. Des traînes de brume dérivent vers le nord. Certaines s’ourlent de couleur quand elles surgissent.
Des lézardes déparent la surface de la grande forteresse grise. Une tour s’est effondrée en travers de la crevasse. Depuis la place forte monte un profond et lent battement, comme celui du cœur grondant de la terre, qui rompt le silence de pierre.
Le trône de bois s’est décalé. Il s’est incliné légèrement. La silhouette clouée dessus a changé subtilement de position. Son visage se redresse, à l’agonie. Ses paupières frissonnent comme si elle allait se réveiller.
C’est une forme d’immortalité, mais dont il faut payer le prix en une monnaie de souffrance.
Et même le temps s’arrêtera-t-il peut-être.