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Mon statut dans le camp a changé du tout au tout. D’un coup, je n’avais jamais été prisonnier, ni empêché d’aucune façon de servir le bien commun.

Le seul problème, c’était le froid qui régnait sous ma tente. Des Nyueng Bao et de Sahra, il ne me restait que l’amulette qu’elle avait prise à Hong Tray avant qu’on arrache les enfants au carnage.

« Tu as fini ? » m’a demandé Toubib comme il me trouvait assis devant ma tente, travaillant sur l’étendard. Je lui ai montré ce que je faisais. « Ça ira ?

— Parfait. T’es prêt ?

— Aussi prêt que je le serai jamais. » J’ai palpé l’amulette de jade.

« Elle est donc si spéciale ?

— Oui.

— J’aimerais que tu me parles de son peuple.

— Un jour. »

Nous avons marché dans les collines et sommes redescendus au rivage. Un bateau de belle taille se trouvait déjà sur le lac. Les soldats de Lame l’avaient acheminé par voie de terre après avoir échoué dans leur tentative pour lui faire emprunter le canal le plus proche du lac. Toubib et moi nous sommes juchés sur un tertre proche. J’ai déployé l’étendard. On le distinguerait depuis la ville, même s’ils ne pourraient pas nous reconnaître, le Vieux et moi.

Mogaba voulait savoir où était l’étendard ? Il n’avait qu’à ouvrir ses mirettes.

Le temps que le bateau accomplisse la traversée et s’en revienne, Toubib et moi avons spéculé sur les raisons qui pouvaient motiver à ce point Madame et Mogaba à vouloir prendre la tête de la Compagnie.

« On dirait que Cygne obtient des résultats. Tu vois ce qui se passe ?

— Un Noir embarque dans le bateau, à ce qu’il semble. »

Ce Noir s’est avéré être Sindawe. « Ce type s’est toujours comporté vis-à-vis de nous de façon aussi correcte qu’il le pouvait en restant subordonné à Mogaba, ai-je dit au Vieux. Ochiba, Isi et quelques autres n’ont pas été trop mauvais non plus. Mais ils n’ont jamais désobéi aux ordres. »

Sindawe a posé le pied sur le rivage. Toubib l’a salué. Il a répondu avec hésitation, m’a sondé du regard en quête d’une clé. J’ai haussé les épaules. À lui de voir. Je n’avais aucune idée de ses intentions.

Sindawe s’est assuré qu’il était bien face au vrai capitaine. Une fois satisfait, il a proposé : « Allons discuter dans un coin plus discret. »

D’un geste, le Vieux m’a indiqué qu’il préférait que je les laisse s’entretenir en aparté. Ils ont contourné le tertre et se sont assis sur un rocher.

Ils ont parlé longtemps, sans jamais hausser la voix. Pour finir, Sindawe s’est levé et est retourné au bateau comme accablé d’un terrible fardeau.

« C’est quoi le fin mot ? ai-je demandé à Toubib. On dirait qu’il vient de prendre vingt ans en plus des stigmates du siège.

— Des années du point de vue du cœur, Murgen. Se sentir moralement obligé de trahir quelqu’un que tu considères comme ton meilleur ami depuis l’enfance, voilà l’effet que ça produit.

— Quoi ? »

Il a refusé d’en dire davantage. « On part là-bas. Je vais voir Mogaba face à face. »

J’ai conçu un monceau d’arguments contre. Je ne me suis pas donné la peine de les exprimer. Il n’aurait rien voulu entendre. « Moi pas. » J’ai eu la chair de poule. Des frissons me parcouraient l’échine, de ces frissons qui, dit-on, vous prennent quand on piétine votre tombe.

Toubib m’a lancé un regard dur. Il a planté vigoureusement le pied de la hampe en terre, comme pour dire « Reste là ». Puis il a grogné, tourné les talons et pris la direction du bateau. L’étrange type, Sindhu, est sorti furtivement de nulle part et s’est joint au groupe. Je me suis demandé ce qu’il avait réussi à capter de la conversation entre Toubib et Sindawe. Pas un mot, sans doute. Le Vieux avait sûrement utilisé le dialecte des Cités Joyaux.

Quand le bateau s’est trouvé assez loin sur l’eau, je me suis assis près de l’étendard, tenant la hampe d’une main, et je me suis demandé pourquoi il m’était impossible de retourner là-bas.