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La famille de Ky Dom est restée dans son galetas lugubre, crasseux, enfumé et suffocant jusqu’à ce que le déluge la pousse dehors. Les luxes du pouvoir n’intéressaient pas le porte-parole. S’abriter de la pluie lui suffisait.
Peut-être ce logement exigu était-il mieux que celui qu’il habitait dans les marais.
Il le partageait avec une ribambelle de ses descendants qui se chamaillaient en permanence, sauf quand des étrangers leur rendaient visite. Et même alors, les enfants ne se contenaient pas longtemps.
Plusieurs après-midi de suite, Ky Dom m’a invité pour me consulter sur des affaires triviales. Nous nous faisions face devant un thé servi par sa belle petite-fille tandis que les enfants se dégelaient bien vite et redevenaient turbulents. Nous échangions nos informations sur nos amis et ennemis. L’inconnu enfiévré râlait et gémissait dans l’ombre.
Ça me fendait le cœur. Il se mourait. Mais son agonie s’éternisait. Chaque fois qu’il poussait un cri, la belle allait le voir. Je compatissais. Elle avait l’air si peinée.
Lors de ma seconde visite, j’ai dit quelque chose pour exprimer ma sympathie, une de ces paroles qu’on prononce sans trop réfléchir. L’épouse de Ky Dom, dont je ne connaissais que le nom, Hong Tray, a levé le nez de son thé, surprise. Elle a chuchoté trois mots à son mari.
Le vieil homme a opiné du chef. « Merci pour ta sollicitude, soldat de pierre, mais elle est déplacée. Danh a accueilli un diable en son âme. Maintenant il paie le prix. »
Une tirade en un nyueng bao fluide a retenti depuis l’ombre. Une femme courtaude s’est dandinée sur ses jambes arquées dans la lumière. Elle était laide comme un pou et de méchante humeur. Elle m’a aboyé dessus. C’était Ky Gota, fille du porte-parole et mère de mon ange gardien Thai Dei, une figure parmi les siens, dotée d’une exécrable réputation. J’ignorais totalement qui elle était et ce qu’elle voulait, mais j’ai eu le sentiment qu’elle était en train de déverser tous les maux du monde à mes pieds.
Ky Dom est intervenu gentiment. Ses paroles sont restées sans effet. Hong Tray les a répétées avec davantage de douceur, dans un murmure. Le silence s’est fait instantanément. Ky Gota est retournée prestement dans l’ombre.
« Chaque vie comporte son lot de succès et d’échecs, a déclaré le porte-parole. Mon grand souci est ma fille Gota. Elle porte en elle un cancer de noirceur dont elle ne vient pas à bout. Elle insiste pour le partager avec nous. » Un mince sourire a étiré ses lèvres. C’était de l’autodérision, une manière de me faire savoir qu’il parlait métaphoriquement. « Son grand échec à elle, la source de tous nos tourments, ç’a été d’avoir choisi un peu trop rapidement Sam Danh Qu comme mari de sa fille. » Il indiquait la belle plante, à qui le rose est monté aux joues alors qu’elle se baissait pour remplir nos tasses. Aucun doute, tous ces gens comprenaient parfaitement le taglien.
« C’est une grosse erreur que Gota ne peut nier, a ajouté Ky Dom. Une de ces déficiences de jugement dont elle a le chic. Elle s’était trouvée veuve jeune. Elle a arrangé le mariage en espérant vivre ses vieux jours dans le luxe, grâce à l’argent de son gendre. » Le porte-parole m’a réitéré son petit sourire, sentant probablement mon incrédulité. Évoquer le luxe à propos des Nyueng Bao revenait à marier la carpe et le lapin.
« Danh s’est montré roublard, a poursuivi le vieil homme. Il a caché le fait qu’il avait été déshérité pour sa cruauté et sa fourberie. Gota était trop pressée pour enquêter sur les rumeurs. Et la méchanceté de Danh s’est encore accentuée après les noces. Mais assez parlé de moi et des miens. Je t’ai demandé de venir car j’aimerais garder un œil sur l’individu qui tient lieu de chef aux guerriers d’os.
— Pourquoi nous donnez-vous ce nom-là ? ai-je demandé. Il a une signification ? »
Ky Dom a échangé un regard avec sa femme. J’ai soupiré. « Je vois. Encore ce boniment sur la Compagnie noire. Vous pensez qu’on tient de nos prédécesseurs d’il y a quatre cents ans, sauf que ce n’est pas le cas parce que l’histoire amplifie tout, au point que ça en devient ridicule. Écoutez, porte-parole, la Compagnie noire n’est qu’une troupe de parias. Vraiment. Nous ne sommes que de vieux mercenaires pris par des circonstances qui nous échappent et ne nous plaisent guère. On ne fait que passer. On est venus par ici parce que notre capitaine est toqué de l’histoire de la Compagnie. La plupart d’entre nous n’avions rien de mieux à proposer, en fait de projet. » Je lui ai parlé de Silence, de Chérie et des autres qui avaient quitté la confrérie plutôt que de se lancer dans ce long et hasardeux périple vers le sud. « Je vous assure, ce qui effraie tout le monde – j’aimerais d’ailleurs bien qu’on me précise ce que c’est au juste – impliquerait beaucoup plus de boulot que je ne suis prêt à en investir dans quoi que ce soit. »
Le vieil homme m’a examiné puis a regardé sa femme. Elle n’a rien fait ni rien répondu, mais quelque chose est passé entre eux. Ky Dom a hoché la tête.
Oncle Doj est apparu. « Peut-être vous a-t-on mal jugés, m’a dit le porte-parole. Même moi, il peut m’arriver de me laisser guider par mes préjugés, parfois. Peut-être serai-je fixé à notre prochaine rencontre. »
Oncle Doj a exécuté un petit geste. Temps pour moi de partir.